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Vox Populi

16 novembre 2015

Grande fête au Troquet ce soir-là!

Gatineau bouillait d’ennui, d’un long marasme imputable à la banalité de son architecture et à la morne façade de ses bâtiments. La lune, plus par habitude que par envie, jetait ses rayons lénifiants sur la région urbaine. Bercés par d’autres plaisirs, les citoyens, comme toujours, ronflaient devant le magnifique spectacle spectral qui s’offrait à eux,  les uns s’avachissant face à l’abattoir informatique qui leur servait tant bien que mal de divertissement, tandis qu’on en apercevait d’autres qui, après avoir tâté des somnifères, s’étaient résignés aux charmes de la lecture; plus braves ou plus désespérés, d’autres encore s’acharnaient à jouir de la journée quelques minutes de plus, le temps d’un râle. Et ensemble ils constituaient la majorité silencieuse.

Étrangé à ces délices exquises, le Chômeur, une des dernières âmes vivantes de ce lieu sépulcral suintant le confort et la réussite, une des seules consciences éprouvée tacitement par l’épouvante ambiante, sifflait des oracles aigus qui contrastaient avec les sonates d’orgue de la quiétude environnante. Ce guide autodésigné de la nonchalance zigzaguait lestement entre ces cercueils bourgeois, les mains ternies par sa fainéantise et son goût du repos et les yeux resplendissants de sommeil. À la différence de celle de ces congénères, son abnégation avait été motivée par des principes supérieurs, transcendants et secrets, qu’il ne pouvait divulguer que sous l’influence divine de l’alcool devant une tablée réceptive, festive et peu prompte à le critiquer. On le déduisait également capable prédire l’avenir dans les fumées du vin et dans les indices opaques du vomi, si on voulait se prêter à l’aumône de rassasier ses fantasmes aux creux d’un verre. Aussi trainait-il ses habits — les vestiges d’un jeans et d’un ancien chandail jauni, comme lui, par l’habitude de baigner dans une sueur éclatante de paresse — sans nulle autre destination qu’un de ces sanctuaires à la mancie généreuse, en qualité officieuse d’auguste augure et de vestale travestie et débauchée, avec pour magistrale vaticination :

« Un verre tabarnak! »

Grande fête au Troquet ce soir-là!

Ah mais c’est qu’il faut loucher sur ces disciples de la fumisterie pour les observer émaner des réflexions d’un maniérisme raffiné inégalé! Ça pontifie sur tel ou tel penseur, ça vous cite Marx, Adorno et Miron, ça se dit rapaillé, ça vitupère tel ou tel auteur, ça cherche frénétiquement la nouveauté fraîche, virginale, encore inconnue du grand monde, ça ne lit pas les journaux sous prétexte que ça ne vaut pas la peine, ça crie à la Révolution, au Désordre, à l’Anarchisme, ça se moque des préjugés de tous et ça se vante, avec philanthropie, d’être émancipé. Et ça boit, et ça fume, et ça festoie, et ça festaille, et ça ripaille. Tenez, écoutez celle-là séduire un autre avec des mauvais vers et celui-ci se dire artiste ! À les entendre, ils sont tous artistes : philosophes, écrivains, poètes, cinéastes, musiciens, peintres, photographes, érudits, critiques, politicologues, sociologues, psychologues et syndicalistes autoproclamés, ils passent leurs soirées à se rassembler et à se rêver comme tel, même si lui n’a jamais publié, même si elle ne connait rien à la musique, même s’ils n’ont jamais produit. – Attention, sois juste Charles, j’ai écrit un roman aux éditions Vent d’Ouest… tout de même. – Et moi j’ai été six fois finaliste au prix de La Banquette poétique organisé par la municipalité de Gros-Mécatina. – Et moi je suis Mademoiselle Fifi. – Et moi, chose rarissime, je n’ai jamais rien fait. – Et moi, etc. – Et moi, etc. – Et moi, etc. – Et moi, etc. – Et moi, etc. – Et moi, etc. – Et moi, etc. – Et moi, etc. – Et moi, etc. – Et moi, etc.

Les entendez-vous glorifier si vilement les vétilles de leurs consécrations, avoir pour hauteur la seule bassesse d’un comité éditorial indulgent? Mais ma chère Danielle… Mais c’est que dans votre roman, mon cher Patrick, on ne trouve que du vent… Et voilà ledit romancier s’assombrir, blessé dans son orgueil, percé à jour par un trait d’esprit médiocre. Il lui faudra trois semaines, non, six consultations, les consolations cruelles d’un ami hypocrite et un paragraphe de son prochain chef-d’œuvre avant de s’en remettre et d’oublier sa fatale obsolescence. Ils sont tous pareils : vantez-les, adulez-les, écoutez-les sans fléchir, avec admiration, sollicitez leur approbation, leurs conseils et leurs compliments, placez-les sur un piédestal, craignez-les, riez à leur blague, joignez-vous à leurs pleurs, et pour vous remercier de votre tendre dévouement on vous vantera à votre tour, on vous adulera à votre tour et on vous aimera à votre tour. Mais critiquez, osez vous moquer gentiment, froissez légèrement le duvet de complaisance dont ils s’étoffent et alors vous serez accusé de vous prêter à un jeu – ô ironie –, de prendre des grands airs, d’être à droite, de tenir un discours réactionnaire, de juger aveuglement, de juger, simplement. Oh ici, voyez-vous, on fête la plaisante polissonnerie, on salue le banal badinage, on rit à la taquinerie tranquille… mais juger? Ah non ! pardonnez-moi! ah non! Hors de question ! Ici on se respecte! Car ici, si vous ne l’avez pas encore compris, ici discutent la Relève et ses principaux avatars, ici fomentent inlassablement les élus qui porteront au triomphe le vrai Peuple après la chute des strapontins politiques qui usurpent son honorabilité onomastique. « Vive le Peuple! Fuck le Gouvernement! Vive le Peuple! », qu’ils clament, shooter en main, heure après heure. Et ça boit, et ça fume, et ça festoie, et ça festaille, et ça ripaille. Croyez-moi… depuis les temps que je passe ici… toutes les soirées se déroulent ainsi… sans grandes signifiances… à siroter du vide… Et p…

« Un verre tabarnak! »

Grande fête au Troquet ce soir-là!

Après maintes tergiversations randonnières, ses pieds le menèrent funestement au seuil d’un de ces lupanars prosaïquement nommés bar. Il ignorait tout de ses bonnes gens et de l’établissement qui leur servait chèrement d’abreuvoir, mais au bruit des conversations qui les animaient et à leurs rires graisseux de suffisance, il devina d’emblée que la nuit s’annonçait mémorable d’oubli. Comme après un long pèlerinage, il traîna sa dépouille de Chômeur impénitent aux portes du lieu saint et sollicita poliment l’attention du barman en criant haut et fort son incantation liquide. Et quel effet! Ils – les philistins décrits dans la partie précédente par un autre Charles que moi — se taisaient tous, avaient arrêté leurs envolées rédigées et apprises par cœur la veille, fixaient avec stupeur cet énergumène délabré sorti d’on ne sait où, à l’éloquence innée, parée de ce verbe authentiquement poétique par sa résonnance joualière. Comment réagit la pègre intellectuelle populiste face à ce prophète interlope de la populace? Elle fraternisa, bien évidemment! On accueillit cette audace avec toute la chaleur qu’elle méritait en riant et en s’esclaffant de joie. Le monde voulait s’arracher cette épave! On lui payait quantité imbuvable de bières qu’il avalait sans rechigner et même avec bonne volonté. On l’accolait le temps de prendre, non pas une, non pas deux, mais une infinité de photos, un Chômeur n’étant pas répugnant s’avérant une perle rare. Et en échange de ces offrandes désintéressées, il dissipait leurs doutes en grimaçant à leurs blagues et en marmottant d’incompréhensibles bégaiements qu’on interprétait pour de témoignages sacrés. Enfin ces charitables intellectuels avaient l’occasion de fraterniser avec le vrai Peuple : le Peuple manipulé, bafoué par les gouvernements depuis toujours, dédaigné par les élites depuis toujours, crédule, ingénu et candide depuis toujours, ce Peuple péniblement meurtri et démuni depuis toujours, ce Peuple si pur, mais perdu dans les manigances du Monde depuis toujours, ce Peuple souffrant de n’avoir eu pour fanal que la lumière arnaquante de fausses promesses depuis toujours; et il imputait à eux – la Relève –  si, dans les faits, elles ne connaissaient rien de lui – le Peuple – d’au moins le prétendre en ressassant cette nostalgie roturière.

Puis, une personne vomit. C’était, nous nous en souvenons, sa spécialité. Devant un groupe ahuri et obnubilé par sa démarche sage et la métaphysique qui inhibait le moindre de ses gestes, il s’agenouilla et répandit avec ses mains la semence gutturale sur une grande surface, baissa le front, inspira profondément, lécha délicatement ce premier repas, releva son dos, ouvrit ses bras et… Mais à quelle illumination se livrait le devin déconfit à l’instant? À quels mystères dédiait-il ce brave filet de bave qui pendait au-dessus de sa barbe? Dieu, surement, communiquait avec lui et intercédait en faveur de ses frères, répondait finalement aux mimiques pathétiques qu’il singeait depuis l’aube des tavernes, lui qui avait été l’objet de sarcasme, le sujet de moqueries quotidiennes, le bouc émissaire d’une clique pernicieuse et hypocrite depuis les débuts de sa carrière inestimable. Après tout, on l’avait traité de bon à rien, de lèpre sociale, d’encombrement, d’embarras, de fardeau et de nuisance; mais toujours, quand il avait accusé sur sa joue ses épithètes, il n’avait cherché qu’à pardonner, et toujours, aux violentes gifles verbales d’autrui, il avait tendu avec amour le nom profané de son ancêtre divin – dont il ignorait l’histoire de surcroit. Et regardez comme ces tyrans à la bouteille vide buvaient et l’encensaient maintenant! Dieu sans doute lui avait obéi, lui avaient octroyé les facultés de remettre sur le droit chemin ces fidèles déshydratés!

S’il avait su réfléchir, peut-être que ces réflexions eussent traversé l’épaisseur de son esprit trouble ; mais depuis le commencement de sa parousie personnelle et inconsciente, ses réflexions se limitaient à ces syllabes grotesques, qu’il répétait pour la énième fois déjà :

« Un verre tabarnak! »

Grande fête au Troquet ce soir-là!

Fier de son coup, celui qui fouillait dans les entrailles se dressa, tituba, probablement exténué par la charge divine qu’il venait de remplir, et sortit avec une grâce équivoque. L’assemblée, abasourdie par la magnificence de l’acte, convaincue qu’il se trouvait devant elle, non pas un simple Chômeur, mais un messie des temps modernes, la panacée à leur futilité existentielle, suivit d’un commun accord, bêlant d’admiration muette, l’ivrogne prodige qui gueulait à tue-tête, nul ne sachant vraiment pourquoi :

« Un verre tabarnak! »

Grande cohorte dans les rues ce soir-là!

Quelle procession! Jamais n’avait-on rétiné un cortège d’aspects aussi homogène par sa bêtise. Ces chantres dépossédés du bon sens scandaient incessamment les mêmes « Vive le Peuple! », s’accolant presque lascivement les uns aux autres, leur lutte tenant davantage d’un combat périlleux contre les lois injustes de la gravité — « Fuck la gravité! Vive le Peuple! » — que d’un véritable projet social. Ils se laissaient guider aveuglément par ce berger narcotique, pensant tourner une page dans les annales de leurs mérites imaginaires. Les mirages de leurs exclamations ne se dissipant pas encore, ils miroitaient construire partout le long de la route des barricades – à l’aide de quoi? Silence! « Fuck les barricades! Vive le Peuple! » —, établir un campement – comment? Silence! « Fuck les campements! Vive le Peuple! » — et braver les intempéries. Déjà planait dans l’air un lac d’urine jaunâtre comme un chandail. Plus sobres, certains, en véritables stratèges, trimbalaient depuis cet exode bancal des contingents de nourriture huileuse et friteuse qu’ils consommaient aux prix de longues défécations masticatoires, songeant qu’on trouverait dans les traces de leurs déchets le fil d’Ariane qui leur permettrait retourner au gîte de leur atonie mentale, au cas d’un malencontreux égarement, branler des cornes de bières. Mais entre tous ces échos et états du vide, celui qui surplombait les autres d’une clameur vibrante d’alcool, celui qui, peu à peu, fut repris à l’unanimité par la future débandade jusqu’à foudroyer la paisibilité des fenêtres du préjugé de la Loi, celui-là tonnait encore, encore et encore le même non-sens illégal :

« Un verre tabarnak! »

Grande cohorte dans les rues ce soir-là!

Des curieux décharnés de sommeil écumaient de rage, aveuglés — comme Charles — par l’arrogance d’être convaincus, aux jeux bruyants qui s’offraient devant leurs yeux assoiffés de représailles, de les savoir futiles. Des voyous attardés menaçaient avec une outrecuidance indescriptible ces heures irremplaçables où il leur était permis à eux, la majorité silencieuse, le Peuple, de strictement rien faire. Pour qui se prenaient ces prolixes dilettantes? Envieux, ils convoitaient changer le monde; mais malgré leurs loups soyeux d’utopie on démasquait, aux cris malandrins qu’ils hurlaient, la nature puérile de leurs aspirations. Le Peuple? Allons donc… Il dort parfois le Peuple! Il se repose la nuit! Il travaille! Quand ces opportunistes crasseux comprendraient-ils que d’autres avant eux avaient mené à bout leur mystification? Et en vain! Le Peuple n’a jamais été crédule ! Le Peuple ne se laissera pas entraîner par ces fantasmagories ! Le Peuple possède la démocratie ! Le Peuple possède la procédure ! Le Peuple possède la modération ! Quelle Révolution chantent ces clowns? Certainement pas celle du Peuple! Oh là là là! Tout ce désordre est franchement inutile. Et tant de temps perdu ! Tant de temps perdu… Mais quand arriveront-t-ils, qu’on taise pour de bon cet infernal :

« Un verre tabarnak! »

Grande cohorte dans les rues ce soir-là!

Tous aboyaient! Des policiers, en dignes représentants de cet autre Peuple insomniaque tout aussi chimérique, voulurent dompter la bête, mais tous se fiaient à l’intempérance innocente du gourou de la soulerie pour protester et pour injurier ces fauteurs de paix. « Fuck la Police! Vive le Peuple! » Menottes et amicales bousculades sanglantes ne tardèrent pas à répondre à ces chants dangereux de vacarme. La plupart des insurgés, de toute façon, aux premiers indices despotiques de l’Ordre, cette prophylaxie endormante au service du rire jaune, s’étaient enfuis s’abriter solidairement derrière un comptoir à la cabale moins compromettante, délaissant leur précieuse mercuriale :

« Un verre tabarnak! »

Grande cohorte dans les rues ce soir-là!

Seul pilier debout d’une révolution qui portait soi-disant son nom et qu’il n’avait jamais cherchée, le Chômeur, insensible à l’infortune qui s’abattait justement sur ses disciples, se tenant au milieu de la mêlée, enfin assommé par l’estocade des litres qui flottaient dans son ventre et qu’il peinait à évacuer malgré l’expansion de ses efforts, le Chômeur anticipait presque le sommeil éternel qui clorait cette bonne buverie. Par hasard, son regard fixa mystérieusement la lune. Que cachait ce crachat du ciel saturé de ratures, couvert depuis toujours par la sécheresse de l’univers, chassé par les magnifiques nuages ? Il semblait supplier un verre… Alors, avant une chute fatale dans laquelle il fractura son crâne contre l’incompréhension générale de l’asphalte mouillée, avant que ces amis si attentionnés du soir ne l’oublient complètement après deux semaines, avant que la lune, elle aussi, explose en une pluie dense et jaune et noie toute la ville, une dernière fois, dans l’indifférence du ciel, il rota son refrain magique :

« Un verre tabarnak! »

Le Corsaire

 

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