– Par Raph Koukamboulou-YoYo –
A cette période de l’année, les habitués du café de mademoiselle Margareten étaient comme à l’ordinaire venus de bon matin prendre des buchtelns, des brioches à la confiture de pruneaux, dans ce village où il ne se passe jamais rien. Un village où tout le monde connaissait tout le monde et où on appelait tous les hommes par Herr. Personne, cela dit, ne savait vraiment grand-chose sur Herr Gruber, dans ce village où tout se savait. Peut-être parce que Monsieur Gruber sortait très peu de chez lui et menait une existence recluse. Comme tous les jours, les passants de la rue Kaffee street s’arrêtaient pour saluer Monsieur Gruber qui se rendait au café Margareten, mais ce dernier prêtait à peine attention aux personnes sur son chemin. Kaffee street sentait une délicieuse odeur de café moulu qui venait de chez Mademoiselle Margareten. Après une longue marche matinale, Herr Gruber s’installa à sa table préférée, et prit vigoureusement le café à la liqueur d’orange que Mademoiselle Margareten lui apporta. C’était une femme rondelette et très gentille, qui savait par habitude quoi servir à chaque habitant de Steindorf. Monsieur Gruber, que tout le monde observait en silence, n’avait pas été le premier à arriver malgré son empressement. Herr Fisher et Herr Pinsec, assis devant le comptoir, savouraient leur buchteln à la confiture. Herr Pinsec, avec son chapeau feutré sur la tête, était le journaliste de Steindorf. Sa silhouette fine contrastait beaucoup avec le ventre rond d’Herr Fisher, un homme bien en chair. Herr Pinsec, en bon journaliste, était toujours à l’affût d’une histoire à écrire. Il était grand et efflanqué. À sa naissance, on raconte qu’il n’a pas pleuré de suite en sortant du ventre de sa mère. Il était si crispé et replié sur lui-même que le médecin, inquiet, lui avait donné une grande claque dans le dos pour le détendre. Il s’est alors étiré de tout son long pour pleurer. C’est comme cela que Pinsec avait eu sa si grande taille, idéale pour dénicher des histoires là où les autres ne pouvaient les atteindre. En homme élégant et distingué, Herr Pinsec inclina légèrement son chapeau vers l’avant pour saluer Herr Gruber et n’obtint aucune réponse. Les hommes et les femmes à leur table faisaient des commentaires à voix basse, mais tout le monde était conscient qu’on parlait d’Herr Gruber. La seule chose que l’on savait à Steindorf de Monsieur Gruber est qu’il était marin pêcheur.
Herr Gruber finit son café à l’orange et remonta Kaffe street en sens inverse. Comme d’habitude, il avait prévu de rentrer se terrer chez lui pour se faire oublier et que personne ne l’enquiquine.
-Enfin seul…, murmura-t-il.
Il passa devant les petites maisons de bois du village, paisible, puis remonta le fleuve à bord de sa barque. Herr Gruber arriva devant une très vieille cabane sur le rivage et s’arrêta de ramer près d’une longue passerelle de bois qui allait jusque dans les terres. Après avoir accroché sa barque à un poteau à l’aide d’une corde, il entra en ronchonnant dans la cabane isolée du reste du village et s’effondra sur le fauteuil, sans prendre le temps de se déchausser. Il chassa de sa tête cette idée saugrenue de vivre avec quelqu’un – Quelle idiotie! Après tant d’années de solitude, il était convaincu que vivre seul vous évite pas mal de tracas. Les pensées libres, il s’assoupit. À son réveil, le vieil homme alla dans la cuisine sans se soucier de l’heure et sortit le saucisson séché qu’il partagea avec la seule présence qu’il tolérait, Froussard. Pour les autres habitants du village, Froussard n’était qu’un chien ; aux yeux d’Herr Gruber, il était bien plus que ça. Froussard était peut-être peureux, mais c’était un bon compagnon, loyal et fidèle, il ne parlait pas, ne vous ennuyait pas avec ses soucis, et ne vous obligeait jamais à vous déchausser lorsque vous rentriez à la maison. Lorsqu’Herr Gruber alla promener Froussard dans les bois, il faisait déjà nuit. Comme il commençait à pleuvoir, Herr Gruber se résigna à écourter la promenade et à ramener Froussard à l’abri. Il pleuvait de plus en plus fort. Herr Gruber, tout trempé et la vue brouillée par les gouttes d’eau, regagna tant bien que mal la cabane lorsque juste devant l’entrée quelque chose au pied de la porte retint son attention. Il cligna des yeux sous la pluie battante, pour mieux y voir dans le noir. En regardant de plus prêt, Herr Gruber ouvrit grand ses yeux. Un panier qui ne l’appartenait pas se trouvait devant la porte de sa maison. Il crut entendre quelque chose remuer à l’intérieur. Herr Gruber se rapprocha et fut saisi par ce qu’il vit. Un nouveau-né se tenait dans le panier, chaudement protégé par une couverture, il avait visiblement été abandonné. Le petit homme le regardait de ses yeux ronds sans sembler comprendre ce qu’il observait. Herr Gruber, qui avait horreur des contacts avec les autres, partagé entre la surprise et l’angoisse, ne savait pas du tout comment réagir. Le petit homme pleura toute la nuit, même lorsqu’Herr Gruber l’installa bien au chaud dans le fauteuil de la cabane. Finalement, le bébé s’endormit d’épuisement au bout de quelques heures. Herr Gruber, extenué, se décida à demander de l’aide à la seule personne digne de confiance. Il prit délicatement le petit homme dans ses bras et recommanda à Froussard de bien se tenir en son absence. Herr Gruber sortit de la maison. La pluie s’était calmée. Il se dirigea aussitôt vers le fleuve en ronchonnant pour regagner sa barque. À quelques mètres de la maison, il entendit sous la pluie un craquèlement qui le fit s’arrêter sur place. Après un instant, il reprit sa marche avec l’enfant dans les bras. Il réentendit le même bruit et s’arrêta de nouveau pour regarder au sol. Il vit alors une couche de neige sur l’herbe – C’est impossible! – se dit-il. Il ne neigeait sur Steindorf qu’en hiver. Le vieil homme n’avait jamais vu ce phénomène auparavant, la pluie se changeait en neige en touchant le sol, en plein été, juste à l’endroit où il marchait avec le bébé. Lorsqu’Herr Gruber se retourna et regarda derrière lui, il vit sous la pluie une trainée blanche qui s’étendait au loin jusqu’à l’entrée de la maison. Herr Gruber regarda l’enfant avec stupeur. Il traversa la passerelle en bois sur le rivage et se hissa dans sa barque avec l’enfant. Lorsqu’il détacha la corde, la barque s’éloigna doucement sur le fleuve.