Crédit visuel : Gabrielle Lemire
Par Gabrielle Lemire – Contributrice
Dimanche matin, 6 h 30. Dans mes écouteurs, le son de Marcher d’Alfa Rococo couvre celui de mes pas solitaires sur les pavés abandonnés à contrecœur par les Strasbourgeois.
Marcher, de si bon matin, pour oublier mon insomnie et tenter d’éclaircir mes deux poumons de cette angoisse de suie qui me bouffe les bronches ; symptôme d’une situation sans précédent imposée… Non, littéralement pitchée à mon amygdale qui ne sait plus où donner de la tête.
Cette angoisse qui se sera invitée dans ma cage thoracique dans la dernière semaine me semble filtrer, plus qu’à l’habitude, chaque inspiration. Ce n’est pourtant pas ça qu’évoquaient les mots « virus respiratoire ».
« Tu ne ferais pas un peu de fièvre, toi ? », me chuchote discrètement l’hypocondriaque en moi.
Inspirer. Relativiser. Marcher.
C’est un 22 mars assez frisquet pour un printemps européen. On serait pas « ben juss’ en coton ouaté » ? Un premier frisson, en voyant mon souffle former de la buée dans l’air matinal. Puis, un deuxième devant le bilan français d’une centaine de décès causés par le COVID-19, dans les dernières 24 heures.
Au contact de l’air, mes mains, gercées par le lavage compulsif qui ponctue chacun de mes gestes depuis trois semaines, tentent de se réfugier dans mon manteau. Sans succès. C’est que luttent déjà dans les poches du petit Kway cheap les locataires habituels ; iPhone, carnet, stylo, en plus du passeport canadien, de ma demande de renouvellement de titre de séjour provisoire avec photo agrafée et de la fameuse attestation de déplacement dérogatoire imprimée, datée, signée.
Comme une mythologie personnelle des six derniers mois, entassée dans des poches où mes mains n’interviennent pas, faute de place pour les abriter du froid. En vérité, mes mains ne savent plus comment intervenir, impuissantes. Mine de rien, même sans les mains, ça prend de la place, tous ces artéfacts de moi, dans les poches de cet ailleurs parallèle, appartenant à une autre temporalité moins glorieuse qu’au pays des « ça va bien aller » saupoudrés d’arc-en-ciel.
Partir ?
Depuis janvier, mon pays me manque, ma famille me manque. Mais, m’étant dit qu’il était impossible d’envisager un retour brutal au bercail sans cérémonie, et ne m’identifiant pas aux Canadiens et Canadiennes « coincé.e.s » à l’étranger, je m’enrôlais dans la galère française pour vivre la tempête, ici.
Du statut d’étudiante internationale insouciante sur les bancs d’école jeudi après-midi, rêvant à ma prochaine destination, la Suisse, en l’occurrence, j’étais passée, en l’espace de quatre jours, au statut de confinée forcée.
D’étudiante prolongeant gaiement son séjour dans une France sagement en ligne de touche de cette frontière imaginaire avec l’Italie, frontière qui nous « protégeait » apparemment de devoir renoncer « aux terrasses, aux salles de concert, aux fêtes de soir d’été », j’allais être privée de sorties, sous peine d’amende.
Moyennant d’abord une fermeture jusqu’à nouvel ordre des restaurants et des bars – fermeture qui n’aura fait qu’héberger le festival des « allez-un-dernier-verre-entre-ami.e.s » où ce ne sont pas que les rires qui auront été contagieux – la tour de contrôle allait sonner lundi soir le glaire d’une guerre à laquelle on avait jusqu’alors assisté naïvement en spectateurs.
Entre spectateurs détachés, lançant à la blague qu’on n’avait qu’à se laver les mains, qu’à éviter les Italien.ne.s… Qu’on n’avait qu’à faire comme en Corée du sud, où il est recommandé d’utiliser sa main non-dominante au quotidien, idée de ne pas répartir la contamination sur deux mains, et de rendre toute une population ambidextre dans la foulée, nous allions, quatre jours plus tard, tester notre instinct de survie dans les rayons des supermarchés.
Nous n’étions pas prêt.e.s
Les foules de corps en réanimation dans un hôpital militaire près-de-chez-vous, monté de toute urgence à Mulhouse, ne sont pas prêtes, elles non plus. Le personnel médical, qui a déjà perdu l’un de ses hommes, a aussi ses limites.
Quant à mes poumons, ils n’ont pas plus muté pour arriver à expirer toute cette angoisse qui me serre la poitrine, depuis que le COVID-19 a insidieusement, puis, brutalement, colonisé toutes nos unes de grèves, de justice sociale et de réforme des retraites.
Mes parents et mon oncle, partis à l’étranger dans la dernière semaine, posent finalement le pied en sol canadien. Le retour des miens, suscitant le soulagement de ma grand-maman lorsque « tou.te.s les membres de la famille seraient rentré.e.s au pays ». Et moi, toujours au large, cap sur le sommet de la courbe qu’on n’aura pas su aplatir.
Ce matin, l’attestation dûment remplie en poche et les épaules raidies par l’anticipation d’un éventuel contrôle policier, c’est pour combler l’insomnie – qui semble vouloir me recaler dans le fuseau horaire de l’Est du Canada – et pour oublier l’envie frénétique de me désinfecter les mains, que je suis sortie marcher.
Ce matin, c’est sous un soleil qui plombe à en sublimer les bancs de neige d’un mois de mars canadien, noircis par de moins en moins de voitures, que j’aurais voulu sortir, les mains tout aussi gercées, pour marcher.