
Quand l’Arctique devient un signal d’alarme pour la planète
Crédit visuel : Hidaya Tchassanti — Directrice artistique
Entrevue réalisée par Ismail Bekkali — Journaliste
Une étude internationale récente, publiée en février dernier, met en évidence les conséquences préoccupantes du réchauffement climatique en Arctique, dont une fonte massive des glaces et une amplification des effets du changement climatique à l’échelle mondiale. Pour mieux comprendre ces enjeux, Julienne Stroeve, climatologue polaire et contributrice à cette étude, s’exprime sur les risques liés à ces nouvelles projections, ainsi que sur les leviers d’action nécessaires pour atténuer leurs impacts.
La Rotonde (LR) : Quels sont les principaux résultats de votre recherche concernant la transformation de l’Arctique ?
Julienne Stroeve (JS) : Selon les projections actuelles de réchauffement, qui sont basées sur les engagements des pays pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, le réchauffement en Arctique sera nettement plus élevé, dépassant 10 °C. Toutes les températures dépasseront les niveaux les plus élevés enregistrés avant l’ère industrielle, avec des conséquences majeures sur la banquise, la fonte du Groenland et le dégel du pergélisol.
À ce niveau de réchauffement, l’océan Arctique sera dépourvu de glace pendant quatre mois par an, la surface du Groenland subissant une plus grande période de fonte et la superficie des terres gelées sera réduite de moitié par rapport à aujourd’hui. Ces transformations rendront l’Arctique méconnaissable.
LR : Dans quelle mesure l’Arctique est-il un indicateur précoce du changement climatique mondial ? Observons-nous déjà des tendances irréversibles dans la région ?
JS : L’Arctique a toujours été un précurseur du changement climatique : nous savions que, si la planète se réchauffait, cela se traduirait par des modifications de l’étendue de la neige et de la glace. Avec la diminution de cette couverture neigeuse vient une absorption accrue de l’énergie solaire par les terres et l’océan, ce qui accélère encore davantage la fonte des glaces et, plus largement, le réchauffement planétaire. Ce phénomène est observable aujourd’hui, et pour l’instant, rien n’indique un ralentissement.
La disparition de la couverture de glace estivale sera le premier point de bascule de ce système, bien qu’il ne soit pas encore irréversible. La bonne nouvelle est que nous avons encore la possibilité d’agir pour éviter ce scénario !
LR : Au-delà des impacts environnementaux, quelles seront les conséquences de ce niveau de réchauffement sur les infrastructures humaines, en particulier pour les communautés arctiques ?
JS : Le risque est que ces communautés arctiques ne puissent plus survivre sans des investissements majeurs dans les infrastructures. La glace de mer joue un rôle crucial dans la protection des côtes contre les vagues lors des tempêtes. Sa disparition a forcément entraîné une érosion côtière sévère. Tout cela est associé au dégel du pergélisol, et cette érosion force le déplacement de communautés entières.
L’élévation du niveau de la mer n’est pas en soi un facteur majeur dans cette région, mais, en raison du rebond isostatique qui soulève encore les terres autrefois recouvertes de glace, le sol devient instable avec le dégel du pergélisol. De plus, les modes de vie traditionnels des communautés autochtones seront profondément bouleversés, car l’écosystème sur lequel elles reposent sera transformé de manière irréversible.
LR : Compte tenu des engagements nationaux actuels, pensez-vous qu’il est encore possible de limiter le réchauffement à 2 °C en opérant une transition énergétique ?
JS : J’estime que nous disposons des technologies et moyens nécessaires pour accomplir cet objectif. Il faut cependant réduire les émissions, changer notre manière de construire les infrastructures, de produire de la nourriture, de fabriquer du ciment, etc. Cela doit être fait immédiatement et à l’échelle mondiale. Ce n’est qu’avec des efforts coordonnés que nous pourrons espérer réduire le niveau de réchauffement.
La transition énergétique est possible : nous avons en réalité les moyens techniques de la réaliser, même si le temps dont nous disposons est limité. Néanmoins, cela implique, bien sûr, de gros investissements et un fort engagement pour y parvenir. Certaines économies pourraient résister à cette transition, mais, aujourd’hui, les énergies fossiles sont devenues plus coûteuses que les énergies renouvelables.
LR : Certains pays bordant l’Arctique voient des opportunités économiques dans la fonte des glaces, comme l’ouverture de nouvelles routes maritimes et l’exploitation de ressources nouvellement accessibles. À quel point cette approche est-elle problématique ?
JS : Ce n’est pas surprenant. Le transport maritime est pourtant encore limité, il nécessitera pendant un certain temps l’utilisation de navires renforcés contre la glace. De plus, l’exploitation des ressources en Arctique est très coûteuse, ce qui signifie que de nombreux puits ne seront peut-être pas développés. Toutefois, du côté eurasien, il y a beaucoup plus d’activité et un potentiel d’extraction d’hydrocarbures plus important.
LR : Votre étude offre plusieurs solutions possibles, incluant les savoirs autochtones et la collaboration scientifique internationale. Comment ces approches pourraient-elles être mieux intégrées afin de préserver les écosystèmes arctiques ?
JS : Je pense que toute stratégie d’adaptation aux changements futurs doit inclure les savoirs autochtones. Non seulement parce que ces communautés détiennent des connaissances climatiques et écosystémiques transmises depuis des générations à travers leurs récits et chants, mais aussi parce qu’elles sont les premières à être directement touchées.
Il est évident que ces personnes ont des savoirs relatifs à la gestion environnementale, et qu’actuellement cela peut nous apporter aussi des perspectives précieuses. Il faut réduire immédiatement et simultanément les émissions de gaz à effet de serre partout dans le monde. C’est la seule façon d’empêcher l’Arctique d’atteindre un point de bascule irréversible.