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Procrastination

Mesurer le poids de sa minorité invisible – Le voyage de Gabrielle

Crédit visuel : Gabrielle Lemire

Par Gabrielle Lemire – Contributrice

Posée avec un café glacé dans un petit café tout mignon à la décoration mi-vintage, mi-jardin, j’écris à en oublier où je suis. Oui, oui, parfois, j’oublie carrément que je suis en France. Puis, je réalise que je n’aurais jamais employé le terme « carrément » avant mon séjour ici.

J’oublie où je suis, jusqu’à ce que l’écho de l’accent français d’un client à la table voisine me rappelle l’océan qui me sépare de chez moi.

Ici, c’est normal d’entendre tout le monde parler français autour de soi, peu importe où l’on va. Ça peut paraître banal pour mes cousin.e.s québécois.e.s. Hors du Québec, depuis ma jeunesse passée à la frontière des États-Unis, dans la ville de Cornwall, jusqu’à mes trois ans ou à l’Université d’Ottawa (U d’O) ; je n’ai vécu ça que très rarement la possibilité de vivre 100% en français.

Certes, le temps d’un voyage en voiture au Lac Saint-Jean ou lors d’une fin de semaine rapide à Montréal, on peut avoir l’illusion de ne pas être seul.e.s sur la planète à avoir en soi une fleur de lys précieusement préservée, jalousement gardée. Reste que cette immersion prend rapidement fin et que l’on retourne éventuellement dans son statut minoritaire, cantonné dans son 4 % de francophones canadien.ne.s à l’extérieur du Québec.

Un 4 % de la population, un 4 % possédant un statut invisible, un 4 % qui décroit graduellement. Une part de notre identité que notre anglais impeccable d’ottavienne bilingue dissimule lors des activités quotidiennes où l’on emploie la langue reine comme monnaie d’échange. C’est ça être une minorité invisible : n’être pas tout à fait soi-même dans ses échanges au quotidien, tout en se faisant caméléon dans une mer d’anglo-saxon.ne.s.

Chaque semaine depuis mon arrivée en France, en septembre dernier, j’explique justement ce statut de francophone en milieu minoritaire lors de nouvelles rencontres. Parce que c’est riche d’avoir en soi cette identité de batailleuse qui n’a pas peur d’aller dans les coins pour vivre sa culture en milieu minoritaire. Parce que je suis francophone et que j’existe à l’extérieur du Québec.

Le poids minoritaire

Lorsqu’on est en minorité linguistique au Canada, ça épuise, à la longue, de faire l’effort de s’adresser en français dans des lieux publics ou dans des commerces dans l’espoir de trouver des atomes linguistiques crochus entre les « tsé, comme, ouin » et les anglicismes de notre langue, écorchée, selon les puristes.

Certes, dans mon cas, en salle de cours, ça se passait en français depuis la maternelle, sauf pour quelques cours occasionnels en anglais, pas offerts en français à l’U d’O. C’est dans la jungle urbaine, hors de ces quatre murs, que le quotidien se vivait en anglais.

Je n’avais jamais évalué le poids que l’étiquette « francophone minoritaire » ajoutait sur mes épaules de franco-ontarienne, avant d’être en France. Ça ne m’avait pas traversé l’esprit avant de me poser dans ce café où le fait d’entendre l’accent français autour de moi m’a surprise, même après six mois d’expatriation. Et j’ai conscience de mon privilège lorsque j’évoque ce poids, qui en soi, est négligeable face à celui de la minorité bien visible.

Toutefois, passer sous le radar nous isole quand même. On se retranche dans des oasis francophones, des lieux de culture au financement plus qu’incertain qui se démènent pour renouveler leur public hors Québec. Ce poids solitaire, on arrive à s’en délester en se regroupant. Parce que notre langue, qu’elle soit soignée ou flétrie par un accent rapiécé, qu’importe, on la partage et on la respire.

De toute manière, vu l’étude sociolinguistique publiée récemment par la professeure Shana Poplack de l’U d’O, on devrait pouvoir chasser notre insécurité linguistique et arrêter de dissimuler notre accent sous cloche de verre, puisque celui-ci ne serait pas un bon indicateur de notre éventuelle maîtrise de la langue.

Oublions cette hiérarchie qu’on impose à la langue française, pensons-la simplement en termes de différentes manières de parler une seule langue commune, qui vit, qui évolue à travers ses locutrices et locuteurs. Facile à dire. Mais c’est important. Ça contribue à la richesse de la diversité linguistique au Canada, comme ailleurs. Ça prouve que la langue est vivante.

Insécure sous ma langue

L’étude du Département de linguistique m’amène à m’interroger sur mon propre accent, sur lequel on me pose toujours 1000 questions ici, même si je l’adapte à mon pays d’accueil. J’en suis venue à le voir comme une sorte de relooking universitaire, d’un parler mi-Cornwall mi-Casselman lequel, depuis septembre, s’est confronté à un désir d’être comprise par les Français.e.s et les étudiant.e.s internationaux que je côtoie.

Par peur qu’on ne me comprenne pas, peut-être ? Que sais-je ? Peut-être par automatisme. Ou par mimétisme, plutôt. Sans imiter l’accent des Français.e.s de Strasbourg, trouver une sorte de compromis entre le mien et le leur pour faciliter les échanges. Peut-être est-ce simplement par désir de passer inaperçue, après avoir réalisé qu’à chaque fois que j’ouvrirais la bouche, que ce soit pour appeler mes parents au Canada ou même simplement pour répondre à une question en classe, l’on serait si fier de me faire remarquer que je « viens du Québec ».

Déjà 50 ans maintenant que les sociolinguistes se penchent sur le phénomène de l’insécurité linguistique. Cette insécurité, je ne l’avais que très rarement ressentie en parlant ma langue maternelle, ayant toujours eu l’obsession de perfectionner ma langue à l’écrit et à l’oral. Peut-être par souci qu’on ne m’attribue cette étiquette de francophone en minorité, justement.

Pour le chercheur Michel Francard, cette insécurité se résume à « la prise de conscience, par les locuteurs, d’une distance entre leur idiolecte et une langue qu’ils reconnaissent comme légitime parce qu’elle est celle de la classe dominante ». Cette classe dominante, c’est celle qui parle un français standard métropolitain dicté par l’Académie française.

Le bon français

Ici, avec ou sans Académie, je la ressens, cette pression d’employer les bons termes, la « bonne » prononciation, de me coller le « bon » accent. Je l’entretiens, cette inquiétude d’être méprisée par les détenteurs du Saint-Graal du français « pur ».

Au poids d’un statut minoritaire invisible que j’ai perdu en venant en France s’est donc substitué le leste d’une insécurité linguistique, à laquelle je n’avais jamais vraiment goûté en tant que francophone hors Québec, au Canada. Que ce soit grâce au fait d’avoir vécu un temps à Casselman en milieu majoritairement francophone ou d’avoir eu de nombreuses occasions d’exercer ma langue, j’avais toujours été confiante en ma manière de m’exprimer.

Mais en repensant à mon quotidien canadien, c’est assez surprenant à quel point une personne francophone en milieu minoritaire peut cesser complètement d’employer sa langue au jour le jour, par insécurité. Certes, il est presqu’impossible d’oublier sa langue maternelle, ce que nous partage la chercheuse Brigitte A. Eisenkolb, docteure en psychologie et linguistique. Celle-ci peut toutefois disparaître de notre usage quotidien si elle est remplacée par une autre langue dominante, en l’occurrence l’anglais. Combiné à une peur de parler sa langue écorchée par soucis de ne pas entrer dans les standards d’un parler dit « pur », ce phénomène entraîne la perte de la langue individuelle et collective.

En 2016, la hausse du bilinguisme canadien était à 65 % attribuable à la population francophone du Québec qui maîtrise de plus en plus l’anglais. Le reste provient d’un immigration francophone constante pour laquelle se bat, entre autres, la Fédération des communautés francophones et acadiennes du Canada. Ce n’est pas le reste du Canada anglais qui a décidé d’apprendre la langue de la minorité du jour au lendemain.

Et alors ?

Eh bien, peu importe le français qui nous définit, il n’y a aucune raison de ne pas parler celui-là. Bien que ce soit souvent par mimétisme et pas toujours de façon intentionnelle, cessons de retourner sept fois une langue, trop souvent délaissée, avant d’ouvrir la bouche.

Pour ma part, bien que la confiance qui se dégageait de mon parler bien soigné, selon le barème canadien, se soit atténuée en septembre, petit à petit, mon accent se délie. Certains de mes complices ici, pour leur plus grand plaisir auditif et culturel, entendent enfin le swing de mon intonation nord-américaine qui se mêle aux bouts de phrases en anglais qui parsèment, sans pour autant le gruger, mon discours. En vrai, ça lui donne ô combien plus de vie. Les autres me disent que de m’entendre les fait voyager.

Alors c’est avec ma verve habituelle et toutes ces petites caractéristiques de ma langue, loin d’être morte, que je commande un cookie et un cake pour accompagner mon iced coffee. L’ironie ; je suis bel et bien toujours en France.

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