– Par Raph Koukamboulou-Yoyo –
Un soleil radieux éclairait les rues de Steindorf. Les étés avaient succédé aux hivers mais aucun jour n’avait ressemblé à celui qu’Herr Gruber gardait en mémoire ; ce jour où il avait trouvé un nouveau-né abandonné devant la porte de sa cabane, et qu’il avait pris la folle décision de le garder plutôt que de l’amener à l’orphelinat. C’est ainsi qu’avait débuté la fabuleuse histoire de Little Feet. Le vieux Gruber avait donné pareil nom au petit homme à cause de ses pieds minuscules ; il lui arrivait parfois de douter certains détails, il s’était tout de même passé dix ans, depuis.
Cette matinée au collège Léopold, le nouveau maître donnait le cours de géométrie, il remplaçait Mademoiselle Pissenli. La précédente enseignante était partie de la classe la semaine dernière en pleurant et n’était plus jamais revenue, pour cause d’énervement. Monsieur Bourlet, un enseignant d’une imposante carrure entra en salle de classe ; à son nom les élèves éclatèrent de rire, il releva ses lunettes et prit les présences.
-Alexander, Verena, Stefen… il hésita, Little…Feet
Curieux nom que celui là, Monsieur Bourlet passa entre les rangées, s’arrêta à hauteur d’un élève, et s’approcha très près de lui. Les yeux verts et les cheveux châtains, le garçon était le plus petit de la classe, son regard bas en disait long sur sa timidité.
-Comment t’appelles-tu mon garçon ?
-Little Feet.
-Little Feet comment ?
-Little Feet, tout court Monsieur.
-Little Feet Toucour
-Non juste Little Feet.
Les rires éclatèrent de plus belle. Le regard de Monsieur Bourlet changea de lueur, il commençait à perdre patience, et les élèves l’avaient senti. Pauvre Little, il avait un nom si peu commun que chaque cours fut la même histoire. « Les garçons ne s’appellent pas Little Feet », lui avait-on dit, ou encore « Little Feet n’est pas un nom ! », avait décrété l’enseignant de musique.
-Ah oui ? dit Monsieur Bourlet énervé, on veut jouer les plaisantins, amuser la galerie ?
Au grand soulagement de Little, Monsieur Bourlet se désintéressa de lui et sortit de sa sacoche un livre de professeur pour commencer le cours.
-Bon, finie la récréation! annonça Monsieur Bourlet, commençons le cours d’aujourd’hui !
En s’asseyant Monsieur Bourlet s’aperçut très rapidement qu’il ne pouvait plus se relever de sa chaise ; en voulant aller au tableau il la coinça entre le mur et la table. Il était solidement fixé à la chaise, par de la colle extra forte. Une spécialité des secondaires de Léopold. La venue de la directrice Madame Iliade mit fin au fou rire dans la salle de classe. Les élèves eurent tous une centaine de lignes à copier pour le lendemain et Monsieur Bourlet prit congé ; ils durent se mettre à deux enseignants plus le concierge pour l’aider à se décoller de la chaise, ce qui déchira le pantalon du pauvre professeur. Toute l’école se rappela de la sortie déculottée de Monsieur Bourlet par la cour des primaires. L’après-midi dans sa chambre, Little repensait à cette journée. Il regardait énervé la punition de Madame Iliade « Je ne colle pas la chaise du professeur pour amuser la classe » à copier cent fois pour le lendemain. Little Feet n’y était pour rien, il n’avait aucunement participé à cette supercherie. Avec cette punition, plus la tonne de devoirs qu’il avait à faire, il n’avait pas pu aller en mer avec Herr Gruber, une activité que les deux compères adoraient faire le mercredi après-midi. Un bruit à l’entrée de la cabane fit bondir Little de son lit ; lorsqu’il alla ouvrir, Herr Gruber se tenait sur le cadran de la porte et semblait soucieux. Little fut surpris de voir le vieux Gruber qu’il croyait déjà parti en mer.
-Little, je veux que tu montes dans ta chambre et que tu y restes enfermé jusqu’à ce que je vienne t’y chercher, dit Gruber.
Un bateau à moteur arrivait au loin sur le fleuve qui bordait la cabane et s’arrima sur le rivage. Un homme aux lunettes carrées et aux oreilles décollées tenta de sortir du bateau mais tomba à l’eau par maladresse. Herr Gruber accourut aider le visiteur tout trempé à sortir de l’eau. Une fois sur la terre ferme l’homme aux lunettes carrées fit signe à Herr Gruber qu’il n’avait nullement besoin d’aide, il essora sa cravate, entra sa chemise mal enfilée et annonça sans dire bonjour ni merci :
-Commençons le recensement.
Le regard de l’administratif s’arrêta sur Little.
-Tiens il y a un enfant ici, depuis quand ?
-C’est, c’est le fils de mon neuveu Emett Butel… bredouilla Gruber.
-Il n’y a pas d’Emett dans le village, répondit l’administratif à brûle-pourpoint. Il n’existait point de secret qui résistait à ce champion du papier, nombre d’habitants, noms, prénoms, dates de naissance, le recenseur connaissait tous ses dossiers en bon administratif consciencieux qu’il était.
-Oui bien sûr, répondit Herr Gruber mal à l’aise… Emett habite sur Vienne, en ville.
L’administratif en regardant Little griffonna quelques notes sur son carnet à l’aide d’un stylo qui n’écrivait plus. Little n’en revenait pas du mensonge d’Herr Gruber, le vieux Gruber lui avait raconté, comment qu’il l’avait trouvé encore bébé, abandonné devant sa porte par des inconnus. L’homme aux lunettes carrées fit une rapide visite de la cabane, prit quelques notes sur Herr Gruber, monta avec sa valisette dans son bateau à moteur et s’en alla par le fleuve.
-Pourquoi as-tu menti ? demanda Little à Herr Gruber.
-Pour te protéger petit homme, les gens que tu rencontreras dans la vie ne te voudront pas tous du bien.
Le soir venu, le vieux Gruber prépara avec amour des Kasnudels : des raviolis au fromage qu’ils dégustèrent avec Little Feet. Froussard le chien de la maison eut même droit à sa part. Little se sentait en sécurité, il avait le sentiment que jamais rien ne pourrait perturber son bonheur avec le vieux Gruber. Plus loin dans le village, Gaston Papierdur, l’homme aux lunettes carrées qui avait fini son recensement appelait son frère, administratif sur Vienne.
-Bonsoir Gaston, Tu as vu l’heure !
-Boris, connais-tu un Emett Butel ?
-Oui, cela me dit quelque chose.
-A-t-il un fils ?
Après un long moment de relecture de ses dossiers, son frère lui répondit.
-Non, Emett Butel n’a que des filles, toutes sont mariées.
Gaston Papierdur raccrocha lentement le téléphone, l’enfant qu’il avait vu à la cabane d’Herr Gruber était donc un orphelin, il n’était recensé nulle part, les lois de Steindorf étaient claires à ce sujet. Il mit son manteau et alla voir Monsieur le Maire au beau milieu de la nuit.