Par Karine Desjardins
- Jaxon Cottrell, jurez-vous solennellement que les preuves que vous apporterez en lien à l’affaire en cours sur l’accusation de Niels Cottrell, seront la vérité, toute la vérité et rien que la vérité, et qu’ainsi Dieu vous aide sous les douleurs et les peines d’un faux témoignage? Si oui, dites, je le jure.
- Je le jure.
Après mon serment, le notaire se retire laissant toute la place à l’avocat de la défense, maître Lander, qui était à la table juste devant moi. Je jette un regard circulaire sur la salle d’audience et je sens monter mon angoisse. Elle est là, elle ne m’a pas quitté depuis que j’ai eu cet appel de mon père il y a quelque temps, me demandant de plaider en sa faveur. Ce matin, pendant le petit déjeuner, j’ai tenté de me pratiquer pour cet instant et même que j’en ai oublié de manger mes céréales qui se sont amollies. Se préparer aux questions, voilà une chose qui fut facile, surtout que j’ai eu un entretien avec l’avocat, mais comment déterminer d’avance mes réactions à l’apparition de ce visage paternel que je n’ai pas vu depuis si longtemps ?
- Bon après-midi, M. Cottrell. Je tiens à vous remercier d’être ici, et vous comprenez pourquoi nous vous avons appelé comme témoin ?
- Oui. Je comprends.
- Vous êtes l’unique enfant de M. Cottrell, vous avez vingt-sept ans et cela fait neuf ans que vous avez quitté le Dakota du Sud pour aller vivre à Edmonton en Alberta au Canada, c’est bien ça?
- C’est exact.
- De quelle façon décrieriez-vous la relation que vous partagez avec votre père ?
- Eh bien… c’est l’homme qui m’a élevé. Il m’a consacré tout le temps dont il disposait et parfois plus encore. Je me rappelle que tous les dimanches après la messe, on avait l’habitude de jouer à la balle ou aux échecs. Il a toujours voulu être là pour moi, me protéger et m’aider dans tous les problèmes, mais ce qui a été le plus difficile c’était de le quitter pour aller vivre au Canada. Malgré cela, il me tenait informé de tout ce qui se passait ici, me disant à quel point je lui manquais, qu’il avait hâte que je rencontre sa nouvelle femme, Emelia, et que je reprenne l’entreprise familiale. Il est un grand homme, et ce qui est arrivé est un bien malheureux accident, répondis-je tout en fixant mon père et, celui-ci, me fis un regard pour m’intimer de poursuivre, alors je continuai. Même si les preuves démontrent qu’il a commis cette tentative de meurtre, jamais cela n’a pu être prémédité et malgré l’état critique de Madame Emelia Whitney, que j’ai le chagrin de n’avoir pu rencontrer, je peux confirmer que mon père l’aimait profondément, annonçai-je, et mon père hocha de la tête tout en faisant un demi-sourire de manière parfaitement identique à ce qu’il me fit le jour de la disparition de ma mère.
- Vous pensez donc que votre père, M. Niels Cottrell, est victime des événements et ne devrait pas être accusé de tentatives de meurtre volontaires, c’est bien ça?
Des frissons me traversent, mes mains se mettent à trembloter et cette peur qui me poursuit depuis des années se transforme en haine. Je ne peux plus supporter ce regard autoritaire et ce demi-sourire victorieux posés sur moi, je ne peux plus m’enfuir… maintenant, toute l’assistance m’observe, attendant cette réponse.
- Maître Lander et Votre Honneur Bennett, afin de mieux répondre à cette question, me permettriez-vous de préciser notre relation davantage?
- Si vous pensez, que cela puisse aider à la cause et se faire dans les plus brefs délais dus au temps qui nous est accordé, je n’en vois aucun inconvénient, dit M. le juge et maître Lander approuva.
- Merci beaucoup, dis-je dans un souffle en regardant mes mains qui tremblent de plus en plus sur le rebord du présentoir. Je me souviens encore de ce jour comme si c’était hier. Nous étions le samedi du 10 juin 1995. Je n’avais que 7 ans et c’est la dernière fois que j’ai vu ma mère. La veille de ce jour, je m’étais rendu à l’école comme tous les matins, et, à mon retour à la maison, je fus surpris de remarquer que mon père était déjà rentré du travail. D’habitude, il finissait très tard les vendredis, vous voyez, tellement tard qu’il arrivait après que je sois endormi. Comme tout enfant, je m’étais réjoui de le voir et nous avons passé une superbe soirée à jouer ensemble. Ma mère quant à elle resta dans la cuisine pour faire le souper et le ménage des armoires. Tout semblait si bien aller, pas vrai Niels? Le vrai conte de fée, hein ! Si au moins la vie était restée ainsi peut-être que j’aurais pu être le fils que tu as tant souhaité, mais tu en as décidé autrement pour moi, pas vrai père? Tu en voulais plus que ce qu’un jeune garçon de 7 ans était en mesure d’endurer.
- M. Jaxon Cottrell, je vous prie de vous en tenir au fait, sinon je vous retire le droit de parole.
- Oui Votre Honneur. Je suis désolé. Je vais tenter de faire plus attention.
- Alors, vous pouvez poursuivre.
- Merci encore, M. le juge. Donc comme je le disais cette nuit-là fut la dernière où j’ai pu dormir paisiblement. Le samedi matin, je m’étais levé et préparé comme d’habitude puisque je voulais aller jouer dehors. Il faisait un beau gros soleil, la journée s’annonçait belle. Lorsque je me rendis à la cuisine pour déjeuner, j’y trouvai mon père seul. Il m’a souri, mais semblait distrait. Nous avons passé toute l’avant-midi ensemble à jouer à la cachette et à la balle. Chaque fois que je la manquais ou qu’il me trouvait trop vite, il me chicanait. Il était persuadé que je pouvais faire mieux, alors que d’ordinaire il était très calme. Par contre, vers onze heures il m’a dit d’aller dans ma chambre et de jouer seul, qu’il aurait une surprise pour moi un peu plus tard. Je lui avais demandé juste une seule fois ce que serait la surprise et il me fit des yeux, vous voyez quel genre de yeux ? En tout cas, je n’ai pas insisté et je suis allé dans ma chambre. J’ai entendu une porte se fermer, c’est mon père qui sortait. Je me suis dit qu’il était sans doute parti travailler dans le jardin ou le garage, chose qui arrivait souvent lorsque ma mère n’était pas à la maison. Vers midi, j’ai entendu la porte et tes pas. Tu semblais porter quelque chose de lourd. Au bout de ce qui m’a paru comme une éternité, tu es venu me chercher dans ma chambre. C’est là que tu as mis dans mes mains un fusil à l’eau. T’en souviens-tu de ce que tu m’as dit ensuite? Non! Eh bien, moi, oui! Tu m’as dit que nous irons jouer au cowboy ensemble et que tu me montrerais comment atteindre ma cible et si elle finissait toute trempée, alors j’aurais le droit à ma surprise.
- S’il vous plaît, Votre Honneur, vous voyez bien que ce qu’il raconte est sans importance. Ne pouvons-nous pas passer à un autre témoin, demanda mon père d’une voix pressante?
- Il est vrai, ce que vous nous racontez, M. Cottrell relève tout simplement de souvenir familial qui semble sans importance à cette cause. Alors je vous le demande pour la dernière fois, soit vous dites ce qu’il en est ou arrêtez maintenant.
- Je vous jure que c’est d’une grande importance M. le juge Bennett !
- Dans ce cas, procédez, mais avec rapidité.
- Alors, nous nous sommes rendus à la salle à manger en rasant les murs comme des super espions avec ce fusil à l’eau à la main. Autour de la table, sur une chaise, reposait un gros sac de jute. Alors nous nous sommes arrêtés en face de celui-ci, séparés par la table. Moi devant, toi derrière. J’ai levé mes deux mains qui entouraient ce fusil et tu as posé les tiennes sur les miennes pour que je sache où viser. J’ai entendu un déclic et tu m’as dit d’appuyer sur la gâchette. Mais ce n’est pas de l’eau qui est sortie du fusil, hein père! Non, le son de la détonation et le choc causé par celle-ci m’ont fait sursauter. C’est une balle qui a percé la jute. Je vois encore le liquide rouge s’écoulant du sac. Je ne pouvais rien faire. J’étais paralysé. J’étais effrayé. J’étais dégoûté. Tu m’avais oublié. Tout ce que tu voulais, c’était savoir si tu avais fait un mal bien fait, alors tu as ouvert le sac. Juste là, sous mes yeux, les yeux d’un enfant de sept ans! Mais comment as-tu pu? Peu à peu, le sac de jute glissa sur ce corps inerte, un corps bâillonné, ligoté et entouré de paille. Ce corps, qui autrefois plein de vie, me caressait, m’a donné son sein. En face de moi se trouvait le cadavre de ma mère!
Finissant cette phrase, je criai et je regardai mon père au travers des larmes de rage. Dans la foule et le jury, les voix ont augmenté et le juge eut beaucoup de mal à calmer ce brouhaha. Lui-même semblait ahuri par la situation, mais s’étant repris, il frappait maintenant de son marteau en exigeant le silence. Lorsque tous se figèrent pour écouter, le juge prit la parole.
- M. Cottrell, avec ce que vous nous avancez, vous êtes au courant que les charges qui pèsent sur votre père pourraient passer à meurtre au premier degré, alors avez-vous des preuves pour alléguer de tel propos?
- Si vous me le permettez toujours, M. le juge, je finirai mon récit et vous aurez toutes les preuves dont vous avez besoin?
- Qu’il en soit ainsi, poursuivez.
- J’étais tellement triste, en colère et apeuré que je suis devenu comme un automate. Je bloquais tout sentiment. Niels m’obligea à creuser la fosse avec lui. Nous l’avons donc enterré dans notre jardin au fond de la cour, après qu’il ait mis son corps dans un sac de plastique. Il faisait noir lorsque nous avons terminé cette pénible tâche. Dès le lendemain, il a signalé sa disparition aux autorités qui comme de raison l’ont cherché en vain pendant trois ans. Ensuite, ils ont fermé le dossier disant qu’il n’y aurait plus de chance de la trouver après cette période. Ce n’est que bien plus tard que j’ai su qu’elle l’avait trompé et qu’avant de la tuer qu’il lui avait donné de puissants somnifères. Depuis toutes ces années, cet homme m’a fait promettre de ne rien dire. Il me disait, que si les gens apprenaient ce qui s’était passé, que ce serait moi le coupable puisque c’est moi qui ai appuyé sur la gâchette. J’avais peur des représailles, mais je sais maintenant mon erreur. Que je sois inculpé ou non m’importe peu, l’important c’est qu’il ne recommence pas ! J’ai le devoir de l’arrêter sinon qui le fera selon vous ? Personne sans doute ! Je suis horriblement désolé de ne pas l’avoir dit plus tôt, mais la peur me serrait la gorge à tel point… dis-je en sanglots. Ma mère mérite de trouver la paix après toutes ces années et cette Emelia mérite la vie, une belle vie!
- M. Jaxon, êtes-vous en mesure de nous indiquer où exactement se trouvent le corps et l’arme du crime ou vous avez besoin de quelques minutes?
- Ça va aller, je crois, lui répondis-je en reniflant bruyamment mes larmes. La maison de mon enfance se trouve au 5801 de la 475e Avenue de Sioux Falls dans le comté de Minnhaha et elle est enterrée dans le jardin en arrière de la maison, juste à côté de la « shed » rouge, sur le côté faisant face au boisé. En ce qui concerne le pistolet, à ce que je sache, il les conserve tous dans un coffre-fort du garde-robe de la chambre au grenier et les munitions se trouvent dans le tiroir barré du pupitre qui est dans le bureau de mon père juste à côté de l’entrée.
Comme je me taisais, la tête timidement penchée vers l’avant, le juge frappa de son marteau.
- La séance est ajournée, pour cause d’ajout de preuves à vérifier. Faites maintenant sortir l’accusé.
Sur ces derniers mots, le juge se leva et partit de la salle, laissant les autorités emmener mon père, tête baissée. Mon regard se pose sur cet homme défait. À mon tour, je me lève et marche vers la sortie. Je m’arrête un instant vis-à-vis du banc des accusés et je remarque sur le pupitre un bout de papier blanc, dessus est griffonné, par la main de mon père, ces quelques mots : Je suis désolé pour toi mon fils. Je réalise que finalement je lui ressemble, en plus du meurtre de ma mère voici que je participe peut-être à celui de mon père.