
Poésie franco-ontarienne: Les réflexions préélectorales d’Éric Charlebois
Par Sarah-Anne LaCombe
Afin d’alimenter nos réflexions en ces temps d’élections, La Rotonde jette un regard sur la poésie de haut vol d’Éric Charlebois. Ses contemplations rappellent certes qu’au-delà du scepticisme, il y a la certitude que tout est changeant et que tout détient la potentialité infinie d’évoluer vers autre chose.
Selon Charlebois, être artiste, c’est aussi d’avoir la responsabilité de graver la symbolique dans la communauté et d’agir auprès d’elle. L’art dans sa forme la plus puissante, serait donc l’art politique. Son point de mire ultime est d’alimenter les débats, d’éveiller les réflexions et de transformer l’imaginaire en action. Voilà qu’Éric Charlebois, poète franco-ontarien engagé, partage sa plume quant à l’importance de prendre position et à la valeur de l’acte politique lors de ces élections fédérales, et particulièrement en ces temps critiques.
Ces écrits, de l’émérite Éric Charlebois, rappellent que la stabilité est l’illusion de notre vision et que la force nait dans l’action. Le temps est critique, le temps est arrivé.
« La démopratie »
Inutile de dire que le pays n’est pas dans la marde, mais bien dans l’univers.
Inutile de dire que les artistes vivent dans les limbes en seringue, les haillons de fumée de haschisch et l’alcool à fiction.
Inutile de dire que les débats télévisés sont meilleurs en sous-titrage en braille et captés avec un cendrier parabolique.
Inutile de dire que la démocrosse dépend du renvoi de la majorité.
Inutile de dire que nous étions en droit de voter avant d’être majeurs.
Inutile de dire que l’artiste autosuffisant mange les limailles autour de son nombril encore.
Inutile de dire que les artistes remplissent des demandes de subventions beaucoup plus que des terrasses de club privé et des sièges en première classe.
Inutile de dire que les comités aviseurs, les jurys et les évaluateurs sont mandatés par le rang qui roucoule dans leur vain.
Inutile de dire que les arts et la politique font bon ménage à l’encaustique et à l’absinthe.
Inutile de dire que les panneaux électoraux sont ce qu’il y a de plus urbain dans l’art.
Inutile de l’écrire, comme de réaliser un chef désœuvré.
Soudain, l’artiste se rappelle les fonctionnaires qui ont acheté son dernier livre, les bâilleurs de fonds qui appuient son éditeur et les bayeurs aux corneilles qui laissent présager la mort en attendant que se dévêtent leur muse, les appareils, organes, agences et conseils qui assurent la pérennité de l’art au moment de l’impact et de l’accident qu’est la vie.
Le vote est un devoir bien plus qu’un droit, se dit-il.
Le gouvernement est peut-être le véritable créateur, sans doute le plus grand collectionneur d’œuvres d’art, sans doute le mécène le plus indulgent, prêt avec intérêts à croissant pour croissant, pense-t-il.
On a beau dénoncer, vilipender, honnir, monter aux barricades glissantes en PVC, la réalité est qu’on en a la liberté.
Nous nous exprimons à travers un filtre à hermétisme.
L’artiste déambule avec un but précis : révolutionner ce qui ne tourne pas.
L’artiste s’est longtemps cru citoyen de la terre, sans point d’ancrage à part l’horizon et l’arc-en-ciel de l’autre côté du prisme mycologique.
L’artiste s’est longtemps cru issu de toutes les nations et agent des postes frontaliers, du littoral d’une femme à la berge de l’amour.
L’artiste s’est longtemps cru immunisé contre la rage de vivre, les maladies infantiles qui s’attaquent aux temporels et la gérontocratie des musées.
L’artiste s’est longtemps cru à l’abri des soins de longue durée, suicidécidé qu’il était à chaque gorgée de feu de seigle.
L’artiste s’est longtemps cru en surplomb, du haut de sa tour d’ivoire en espèce menacée sans défense.
L’artiste s’est longtemps cru apolitique, en marge de la décision en peau de vindicte.
L’artiste s’est longtemps cru crédible.
Soudain, il y a eu l’épiphanie alimentée à l’énergie lunaire.
L’artiste a compris que le gouvernement est celui qui investit dans le travail des artistes méconnus, puis il s’est rappelé qu’il est inconnu en tant que créateur, fonctionnaire à sa façon, dépendant des contrats que lui octroient les directeurs généraux et se fendant les avant-bras à l’arête d’un bureau de mélamine toute la journée pour se permettre d’être un écrivain dans un quart de travail de nuit blanc cassé.
Il a compris qu’il était beaucoup plus heureux à pouvoir créer, ainsi, dans l’obscurité, à l’abri des projecteurs grésillants et des attentes abrutissantes du grand public en mal de divertissement. Il a compris que, si un éditeur pouvait se permettre de publier la poésie percutante, éclectique et désinvolte, c’est parce que le gouvernement y croit, comme on croit que la beauté est dans un graffiti sur les murs d’une usine désaffectée dont la fermeture subite a coûté des centaines d’emplois.
Il a compris que seul l’acte politique permet de transformer l’usine désertée en atelier de fabrication du monde.
Il a compris que, au-delà du droit de vivoter, il a le devoir de voter.
— Éric Charlebois