Dans une minute, il sera six heures. Et à six heures, le soleil se lèvera tranquillement à l’est, dans le silence brisé d’une nuit qui n’en finissait plus de mourir sous le souffle de la tempête qui allait d’un instant à l’autre s’abattre sur ma ville natale… Mais pour le moment, mais pour soixante secondes encore, il était six heures moins une, et tout était calme à Panama, trop calme peut-être, je ne sais pas, tout ce que je sais c’est que depuis trois jours, chaque fois que je fermais les yeux et que je ne dormais pas, je n’arrêtais pas de voir, comme en rêve, des ciels de tourmente aux parfums d’apocalypse…et la berge du Pacifique lentement se mouiller de larmes amères tandis que s’élevaient, en nuages de brumes, la poussière des chemins et le chant de l’infortune…Et j’entendais aussi le vent du large qui venait glorieusement mourir au pied de cette grande lumière blanche qui m’aveuglait chaque jour un peu plus et qui, je le savais, respirais la menace…
Sauf aujourd’hui…
Parce qu’aujourd’hui, lorsque je l’ai revue pour la troisième fois, la grande lumière blanche ne sentait plus la menace…
Elle sentait la mort.
Et c’est à ce moment-là que j’ai ouvert les yeux, en pleine catastrophe…
Parce qu’il était sept heures passé, parce que le soleil se levait déjà, parce que j’entendais sonner les cloches de la Merced au loin…Parce que ma mère n’était pas venue me tirer du lit à six heures trente comme elle le faisait toujours… Parce que j’avais chaud, parce que j’avais soif… Et parce que la lumière blanche, elle était toujours là…
Dans ma chambre…
Et c’est alors que j’ai commencé à crier…comme un perdu…
Parce que je venais de réaliser que mes rêves, ce n’étaient pas des rêves…
C’était mon avenir…
Et que mon avenir, depuis l’instant où j’avais ouvert les yeux, ce n’était déjà plus un avenir, c’était un cauchemar…
Un de ces cauchemars qui commencent mais ne s’arrêtent jamais…
Jamais…
Et soudain, j’entendis dans mon délire la porte de ma chambre s’ouvrir avec fracas, et mon père, Ramón Fernández, se précipiter vers moi, les cheveux au vent et l’épée à la main.
- À l’abordage!, s’écria-t-il alors de sa voix de stentor.
Puis, en s’apercevant que j’étais seul, il m’agrippa à l’épaule et m’entraîna sans plus de façon vers les escaliers.
- Ne crie plus jamais comme ça, Simón. Tu risques d’alerter l’ennemi!
Moi, je le suivais sans poser de questions. Je m’étais habitué avec le temps aux manières un peu étranges de mon père, à sa vénération sans limites pour le grand Bolivar, à son patriotisme panaméen sans failles, à ses grandes foulées militaires et à son amour pour le sancocho, la ropa vieja et le seco herrerano … Mais plus que tout cela peut-être, mon père était un homme brave qui ne pouvait s’empêcher de vivre dans le passé, dans cette époque pas si lointaine où le Panama était encore un pays enchanté, et où le mot « honneur » voulait encore dire quelque chose, et où il aurait encore pu réaliser à force de patience et d’acharnement tous ses vieux rêves enfuis de combats sans merci, de duels au clair de lune et de victoires impossibles… et c’est à ce moment-là, alors que je dévalais les escaliers aux côtés de mon père, que je réalisai pour la première fois à quel point il était différent de ma mère, pauvre femme pâle qui avait depuis longtemps laisser s’ensevelir ses anciens rêves de jeunesse aux pieds d’une enfance trop tôt évadée et d’un passé trop vite oublié au nom du présent, de l’avenir et de la survie.
Mais ma mère, je ne la voyais pas, du moins pas encore, et je n’avais plus le temps de penser à elle, car aussitôt arrivé en bas de l’escalier, mon père me fit signe de m’arrêter, brandit une nouvelle fois son épée vers la fenêtre toute proche et murmura de sa voix rauque : « L’heure est grave! L’heure est grave! ». Puis, il jeta un dernier regard effarouché vers le ciel tourmenté avant de poursuivre, inébranlable :
- Simón, il va falloir combattre!
Moi, je ne comprenais toujours pas, ou plutôt, je faisais semblant de ne pas comprendre que mon cauchemar continuait et que je ne me réveillerais pas, que la lumière était trop forte, beaucoup trop forte, et que mon père allait d’un instant à l’autre se hisser sur son cheval de guerre, et brandir son épée vers la blancheur du ciel, et qu’alors, rien ni personne ne pourrait empêcher le grand Fernández de livrer bataille, et peut-être même de mourir, au nom de ce grand pays que l’on appelait encore le Panama!
Mais déjà mon père reprenait la parole.
- Oui, Simón, combattre…combattre pour ce Dieu qui nous a peut-être abandonnés, pour ce soleil qui va peut-être nous brûler, et enfin, pour ce Panama qui demain ne sera peut-être plus là…
À cet instant, mon père se tut, et je remarquai qu’il pleurait. Alors, je lui tendis de ma main tremblante un mouchoir qu’il s’empressa de saisir d’un geste vif, presque angoissé. Puis, j’attendis patiemment qu’il lève à nouveau les yeux vers moi avant de lui poser la question qui me brûlait les lèvres.
- Pourquoi, papa?
À ces mots, mon père renifla un grand coup et s’écria, le doigt levé vers la fenêtre, vers la lumière toute blanche :
- Mais parce que demain, Simón, demain…le soleil va entrer en collision avec la Terre!
Mais mon père avait crié trop fort, et j’entendis le parquet craquer au-dessus de nos têtes. Alors, Ramón Fernández leva son regard de braise vers le plafond trop bas et rugit : « Alerte! Alerte! Nous sommes repérés! », avant de s’élancer vers moi et de me chuchoter à l’oreille, paniqué :
- Tous aux armes! Elle arrive! Elle arrive!
- Qui? Qui arrive?, demandai-je, terrorisé.
Mais mon père ne m’écoutait déjà plus.
- Il faut résister, oui, résister, mon fils! Résister à cette voix de femme qui t’ordonnera de la suivre jusque dans l’île de Taboga, là où les étrangers ont installé hier leurs fusées infernales, parce que si tu l’écoutes, cette voix, Simón, et pis encore, si tu la suis, elle va t’emporter si loin, mon fils, si loin vers l’horizon, que tu ne reviendras jamais! Jamais!
À cet instant précis, ma mère se précipita dans les escaliers, mais mon père l’avait aperçue et se mit à parler de plus en plus vite.
- Mais ce n’est pas ça que je voulais te dire, Simón! Ce que je voulais te dire, c’est que la peur est humaine et que l’homme se trompe et qu’il n’y aura peut-être pas de collision et qu’on ne peut pas savoir, et qu’il y a cette vieille légende qui circule dans ma famille depuis trop de générations et qui prétend que l’épée du grand Libertador aurait été cachée dans une vieille église, ici, à Panama, du temps qu’il était président de cette Grande Colombie et qu’il faut que tu ailles la chercher tout de suite, Simón, avant qu’il ne soit trop tard!
Mais ma mère était déjà arrivée.
- Ah! Trop tard!, s’écria alors mon père.
Mais ma mère ne l’ayant jamais écouté, elle se contenta de me prendre par la main sans dire un mot, de m’entraîner doucement vers la sortie et de marcher de son pas serein et tranquille vers cette mystérieuse île de Taboga, pendant que mon père hurlait du perron, désespéré :
- N’abandonne pas ton pays, Simón! N’abandonne pas ton pays!
Mais déjà sa voix se perdait dans le lointain et je n’entendais plus que la voix triste de ma mère qui me répétait, désormais anxieuse, qu’il fallait partir tout de suite ou mourir, que demain il n’y aurait plus de Panama, que ce serait la fin du monde et que mon père nous rejoindrait plus tard, peut-être, dans ce mirage d’îles et de fusées…Mais moi, je savais bien qu’elle mentait, ma mère, et que mon père ne nous rejoindrait ni maintenant ni plus tard, parce que mon père, il allait mourir tout seul, l’épée à la main, pour le pays qui l’avait vu naître. Et soudain, je me mis à pleurer à chaudes larmes, dans la chaleur suffocante des Caraïbes, pour tous les Ramón Fernández du monde entier qui demain allaient mourir, sans confession peut-être, dans un pays au bord du gouffre et de l’apocalypse!
Et c’est alors que je me suis mis à courir à toute allure vers la Merced toute proche, sans même un regard pour cette mère à moitié Castillane qui avait voulu me sauver la vie, pour ce navire qui allait d’un instant à l’autre partir vers le large, pour ces mots sans suite que me murmurait tout bas l’Océan tapageur et pour cette lumière trop blanche qui me brûlait déjà les yeux! Mais j’avais perdu la raison depuis longtemps maintenant, et tout ce que j’entendais dans ma folie et dans mon délire, c’était mon cœur qui battait la chamade, et les douze coups de midi qui retentissaient dans ma tête, et les lourdes portes du temple qui grinçaient affreusement sur leurs gonds déjà brûlants, pendant que je m’engouffrais sans un mot dans une église panaméenne aux odeurs de piété écrasée, de sanglots étouffés et de cierges enflammés.
Puis, je sentis le souffle de la mort passer au-dessus de moi pendant que les vitraux éclataient, que les prières se figeaient et que les cris montaient lentement vers ce ciel qui n’existait peut-être pas et qu’on ne voyait même plus dans la tourmente de poussière qui ravageait tout. Et c’est alors que j’entendis du métal résonner sur le sol, et j’eus tout juste le temps de brandir l’épée de Bolivar vers la nef éloignée avant que ma mère ne m’agrippe à l’épaule et ne m’entraîne de force vers ce navire que je ne voulais plus prendre. Alors, accoudé au bastingage de tous mes rêves enfuis, je vis la lumière blanche s’abattre sur ma ville natale dans un murmure de cendres. Puis je vis, sur la rive déjà lointaine de Panama City, mon père qui me saluait, du haut de son cheval de guerre, en brandissant une dernière fois son épée vers moi…Et soudain, dans un sursaut de rage, je me souvins de mon nom et de l’épée illustre qui traînait à mon fourreau, et je me hissai sur les cordages qui montaient vers le ciel et dans un cri de fureur pâle, je me jetai à la mer…
De : Frédérique Champagne