Inscrire un terme

Retour
Arts et culture

Labyrinthes | Reconquista

11 novembre 2013

– Par Aurélie Boucher –

Tu as pris l’avion hier. Tu étais anxieuse. Tu as regardé par le hublot tout le vol, laissant tes yeux inquiets traîner sur les nuages et tes ongles griffer le faux-cuir de ton siège. Tu as demandé un verre de vin à l’hôtesse. Tu l’as vidé lentement.

La grise Montréal est loin à présent. Te voilà à Punta Del Este, dans la file d’attente des voitures de location, entourée de visages inconnus et de bouches étrangères. Bientôt, tu es au comptoir. Tu bafouilles alors les quelques notions d’espagnol dont tu as souvenir; on te répond gentiment en anglais. Puis, tu signes quelques papiers et on te tend des clés. Et te voilà sur la route, parcourant la trentaine de kilomètres qui te sépare de ta destination. Sur une bonne partie du chemin, le fleuve te suit, s’offrant à toi, immense et bleu, comme un infatigable compagnon.

« Quelle idée a-t-il eu…! L’Uruguay… », te dis-tu. Émile n’a jamais été facile à suivre, c’est vrai. Mais toi non plus, ma chère Éléonore, toi non plus. Il y a deux jours, tu n’avais pas encore ton billet d’avion. Tu fixais ton écran d’ordinateur, pleine d’hésitations. Mais comment dire non à notre cher Émile?

Te voilà à l’entrée de Piriàpolis. La ville, chaude, blanche et orangée, embrasse ton teint pâle et ta grande chevelure rousse. Tu ouvres ta fenêtre. L’air semble chargé d’une étrange musique; cela résonne de voix d’enfants et de carillons qui se mêlent au bruit des vagues. Arrivée rue Reconquista, tu te gares; c’est là qu’il t’attend. Tu pensais arriver devant un hôtel, mais c’est plutôt une maison qui s’offre à ta vue. Une grande maison blanche, au toit et aux portes bourgogne. Tu sors de ta berline de location et marches vers la demeure. Nerveusement, tu cognes à la porte. Bientôt, elle s’ouvre; tu retiens ton souffle.

« Éléonore…, murmure avec émotion une voix d’homme. Sa voix. Sa voix rauque et franche qui nous a toujours émues.

– Bonjour Émile », réponds-tu.

Il te serre dans ses bras. Tu ris nerveusement. Vous vous mettez à parler timidement, comme pour effacer la confuse distance qui vous sépare. Tu ne l’as pas vu depuis presque un an, depuis qu’il est parti voyager. Entretemps, tu t’es concentrée sur ta carrière, tout en collectionnant discrètement ses cartes postales. Il te prend par les épaules et te guide vers le salon. Vous vous asseyez, vous vous regardez. Il te raconte ses voyages. Tu l’écoutes doucement.

Une heure plus tard, il finit par t’annoncer que cette grande maison lumineuse n’est pas qu’une location de vacances, mais qu’elle est sienne, qu’elle est vôtre. Tu figes sur place.

« Tu n’es pas sérieux, Émile… »

Il s’approche de toi, te prend par le menton, colle son front sur le tien. Ses cheveux gris chatouillent ta tignasse rousse.

« Je le suis, répond-il. J’ai beaucoup réfléchi et c’est ce que je veux. Je veux que tu viennes vivre ici, avec moi. »

Il pose délicatement ses lèvres sur les tiennes. Un court instant, tu les accueilles. Tu fermes les yeux et tu goûtes. Mais soudainement tu te dégages.

Quelle créature tu fais, Éléonore. Tu n’as jamais su choisir. Es-tu venue lui dire au revoir ou lui faire à nouveau l’amour? Tu te lèves, t’éloignes de quelques pas et t’approches de la fenêtre.

Tu te sens liée à lui. Il est indéniable que tu l’es, quoi que tu fasses. Cela fait trente-deux ans qu’il est dans ta vie.

« Je ne peux pas faire ça, Émile. Ma vie est à Montréal. À quoi est-ce que tu as pensé?

– Je ne sais pas… j’ai pensé à nous, répond-il, décontenancé. Toi, pourquoi est-ce que tu m’as rejoint ici?

– Je… pff… »

Confuse, le regard brouillé, tu soupires, riant presque.

Tu ne veux pas accepter sa proposition, malgré tout le plaisir secret qu’elle te cause.

« Tu ne trouves pas qu’on a fait notre temps, Émile? finis-tu par dire. Pendant la dernière année, j’ai aussi réfléchi. On n’est pas un couple viable; on est deux perdus qui pataugent dans le désordre.

– Moi, je trouve qu’on fait un beau désordre », dit-il en se levant à son tour et en s’approchant.

Il pose la main sur ton dos, descend à ta taille, te serre contre lui. Ah, Dieu qu’il t’aime. Je le sais. Je t’ai vue grandir sous son regard, Éléonore. Belle, brillante, sensible. Même après que je suis partie, j’ai vu comment vos yeux et vos mains se sont attachés. Toi aussi, tu l’as toujours aimé. Mais à ton âge, ce n’est plus l’amour que tu cherches. Il y a en toi trop de choses contraires. Tu as vieilli sous son ombre; tu te sens un besoin de liberté, un besoin de te définir. Tu veux t’appartenir.

Moi, j’aurais dit oui, Éléonore. Moi, je l’aurais aimé jusqu’à la fin, je serais restée dans ses bras, j’aurais partagé sa maison jusqu’à mes vieux jours, je l’aurais adoré jusqu’à l’épuisement. J’aurais dit « Au diable, Montréal! » et je serais venue me fixer en Uruguay. Mais tu m’échappes.

« Pourquoi est-ce que tu m’as rejoint ici? », redemande Émile, en te pressant contre lui.

Tu ne réponds pas. Malgré tout le sang qui boue en toi, tu veux lui dire non. Tu veux dire non à notre beau Émile.

« Je… je suis venue ici pour te revoir », dis-tu en te retournant. « Mais… je ne pense pas que ce soit une bonne idée que je reste. »

Lentement, tu échappes à son étreinte. À la mienne aussi.

Ainsi, ma fille, tu vas mettre fin à notre histoire. Quel couple nous aurons été, tous les trois. Nous aurons débuté au nord du monde et nous aurons fini au sud. Je t’ai donné naissance. Nous t’avons appris l’amour. À ma mort, tu as pris ma place. Maintenant, tu la cèdes à un fantôme.

Inscrivez-vous à La Rotonde gratuitement !

S'inscrire