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L’oeuvre

16 janvier 2017

Labyrinthes

Par Ariane Millette

La fenêtre, fragile et mince, se cristallise devant mes yeux. Le givre contourne les traces de mes doigts, dessine des plumes d’une douceur dure. Ma fenêtre s’embue, faisant naître la rosée sur mes lèvres. J’appuie la paume de mes mains et force mes poignets contre le froid. L’union brûlante crée des gouttelettes qui se faufilent d’en dessous de ma peau et qui pleurent vers le rebord de bois. Ce soir, une noirceur d’encre enveloppe le ciel, mais elle n’est pas aussi pesante que celle qui me limite.

Avec effort, je me repousse contre le vide de ma chambre, me séparant du paysage féerique dont le venin a séduit mes membres engourdis.

La chaise sur laquelle je retombe est dure, grinçante, vieille comme ma douleur. Je n’en veux pas. Je quête le sol, seule chose solide de ma vie, et je me laisse tomber à son niveau. Mes os rebondissent et acceptent la joie bleue qui se dessine sur mes fesses. Mes yeux écorchent la seule étoile grise qui réfléchit de l’espoir sur mon cœur amoché. Là, sous mon lit, brille l’éclat d’une vie oubliée.

J’agrippe le gris métallique et le fais rayonner contre ma peau. Libération. Mes mouvements sont automatiques, munis d’une habitude interdite. J’éclos. Ils écrivent le passé, le présent et le futur. Le temps, encre de mon histoire, apparait sur mes poignets. Je saigne à vif cette vie qui m’accable, découpe ma prison. Je regarde zigzaguer le flux cramoisi vers les papiers qui m’entourent. Son cœur dégoulinait sur le plancher, tachait le bois comme un trou noir. Je laisse tomber la lame qui fend l’air pollué et qui trinque contre le bois, mon seul support contre l’infernale réalité.

Je sens que j’ai encore besoin de m’exprimer. Le beurre sur ma peau tatoue l’empreinte d’une de mes blessures sur un brouillon poussiéreux. J’ai taché le monde, réduit le flot de mes remords sur l’écorce de la terre. Voilà une preuve plus vive. Je ne mérite pas de vivre. Je m’excuse par ma mort, mais ce ne sera jamais suffisant pour l’être détestable que je suis. Je barbouille, poignarde et écrase à répétition l’abstrait d’une âme sciée.

J’ai le goût de vomir, un arrière-goût de haine dans la bouche. Rien n’a jamais fonctionné. L’univers s’est toujours arrangé pour me faire marcher à l’envers. Mes bras laissent des trainées de sang lorsque je les tends, semant l’espoir d’un avenir sans retour. Je pince mon vieux stylo-plume entre les gémissements de mon pouce et de mon index. Je trempe la finesse de l’oie dans le pot d’encre à ma portée et je peinture une calligraphie de mon agonie mentale. Ce faisant, le blanc effleure l’écarlate, comme un baume de promesses. La pureté est souillée par le mal qui se déverse de ma personne. Dépression, ai-je été si mauvaise, si vaine ou est-ce que ce sont mes pensées qui sont empoisonnées par toi? La plume pèse, se disloque sous la lourdeur de mes fautes, de mon sang. Je griffonne avec le reste de cette tige.

Ma tête tourne, mes mains tremblent. J’écorche. Je cogne des mots indéchiffrables, dernières éclaboussures maladroites de cette glace qui me constitue.

Je ne sens plus la statue de mon corps, mais je poursuis mon écriture. Pardonnez-moi tous. Ma vision se brouille, tournoie jusqu’à ce qu’un choc sourd la stabilise. Je me suis écrasée, malgré moi, le dos contre les cœurs d’arbre rectangulaires. Ma maladresse a renversé le flacon d’encre dont le liquide s’étend sur mes cheveux éparpillés. Ceux-ci s’ancrent dans cette mer noire qui les colle contre le bois où ils prennent racine. Un ruisseau se fraie jusqu’à ma joue qu’il caresse avant de plonger vers l’enfer silencieux de l’étage inférieur. Mon sang coule entre les laques de bois, accompagné par l’encre noire. Le rubis pâteux, au fur et à mesure qu’il sèche, décore la cuisine par des points rouges et remplace le terne. J’imprime la trace de mon existence absente. Mon œuvre rouge se tresse dans un océan de goudron. Le noir macule la vie. Le sombre gâche toute couleur comme ma maladie qui tue ma joie. Je respire difficilement le sourire de cet océan âcre qui m’engourdit.

Je ferme les yeux. Les morceaux de son être, débris de verres, s’avancent vers une vie meilleure. Je tangue dans les courbatures de l’air, navigue dans les débris de ce que j’ai quitté. En bas, l’encre continue de couler, pointillant les mots que je n’avais jamais pu cracher sur les dalles blanches du plancher. J’avais besoin d’aide, mais il est trop tard. Les éclats noirs salissent le comptoir de la cuisine. Suicide.

Je lévite un peu plus haut. Mon cœur pousse, lutte contre un de mes derniers souffles pessimistes. J’ai mérité toute cette douleur. Crac. La fenêtre se brise. Je m’engouffre dans la fissure du cristal. Je hoquette dans une pureté mythique.

Ma famille entre, claque la porte. Chacun s’enferme dans sa chambre pour enlever leurs bas trempés. L’électricité manque, mais ce n’est pas la peine d’allumer les lumières. Il y en a une nouvelle qui commence à briller ce soir. Elle germe lentement, pustule sagittaire.

Je suis chaleur, feu, lumière, un baiser sur les plaies des autres, le phénix des perdus, la douceur de ceux qui en manquent. L’éclat noir que j’étais, ayant enfin une utilité positive, se déchiquette en une étoile. Et l’œuvre d’art de la dépression caille sous le soupir heureux de ma transmigration céleste.

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