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Arts et culture

Labyrinthes | Le Gouffre

5 novembre 2013

– Par Frédéric Lanouette –

Bonjour à vous lecteurs, lectrices. Cette nouvelle chronique, Labyrinthes, en est à sa première présence dans ce journal. Labyrinthes est un projet de publication de créations littéraires écrites par les étudiants francophones de l’Université d’Ottawa. Le projet agit à titre de tremplin et vise à promouvoir la création littéraire au sein de la population étudiante francophone. Un comité de lecture formé d’étudiants a la charge de choisir les textes publiables et de renvoyer les textes à retravailler aux auteurs en vue d’une publication ultérieure. Les publications des deux premiers mois seront réservées aux textes produits par les étudiants du cours de Création Littéraire du programme de lettres françaises, qui écrivent sous la tutelle du professeur Daniel Castillo Durante. Suite à cela, les textes de tous et toutes seront lus par le comité de lecture. Sans plus tarder, je vous dis bonne lecture!

– Par Bénédicte Herbout –

« Un, deux, trois, sept, onze, treize… »

« Non, c’est pas ça Gani »

Les deux frères suivent les rails ; ces morceaux d’aciers qui les guident depuis leurs premiers pas. Gani fait des grandes enjambées, saute presque. Pour ne poser ses orteils que sur les poutres : il faut éviter le gouffre qu’il y a entre les deux.

Honesto, lui, n’en a cure. Il est déjà conscient que les pieds dans le gouffre, il les a depuis longtemps. Ce jeu ne l’amuse plus. Il aimerait mieux voir les rails au loin, sans rien autour, sans savoir ce qu’il y a au bout. Comme dans le western qu’il a vu sur la télé de la vieille Analyn.

Ils arrivent enfin chez Dakila. Des rails au seuil de la porte, il n’y qu’un demi pas. Gani rentre à pieds joints, d’un bond. Inutile de s’annoncer, il le connait bien Dakila. Il lui donne des bonbons quand il l’aide à peindre les poussins pour la tombola. Honesto n’est pas pressé. Venir chez Dakila, c’est comme rentrer dans une légende. Toujours la même. Il en est malade. Le bon vieux temps, la vie paisible au village. Honesto n’a jamais eu le courage de lui demander : si tout était si bien là-bas, pourquoi est-t-il venu s’enterrer ici, embarquant du même coup sa nièce Diwata, leur mère? Depuis qu’Honesto a compris que sa vie demeurerait comme les roues du train, collées au rail, allant et venant mais toujours au même endroit, il verse sa rage silencieuse contre Dakila. Il le tient pour responsable de cette vie sans issue. Morne, il franchit la porte. Il veut juste prendre les œufs et s’en aller. Rester ici est un calvaire.

L’intérieur est dans la pénombre. Il ne voit pas Gani et se heurte à lui.

« T’es idiot ou tu le fais expr… » Il ne finit pas sa phrase. Son regard se joint à celui de son frère qui est resté figé, bouche ouverte, le regard effrayé, incapable de sortir de sa torpeur.

Dakila est allongé à même le sol, une mare de sang autour de sa tête forme une auréole.

Un train passe. Le vacarme ne couvre pas la résonnance de la scène alors que les vibrations lui donnent un caractère presque comique. Des ondes se forment dans la flaque rouge. Les ustensiles métalliques sur les étagères offrent leur sempiternelle cacophonie qui réveillerait un cadavre. Les poules piaillent. Gani jusqu’alors toujours immobile, veut tout à coup sortir comme il est entré : d’un bond. Et de nouveau courir le long du rail.

Honesto l’en empêche. C’est instinctif. S’il sort, le train le fauchera. Il serre ce petit corps tremblant contre lui, le maintenant entre deux morts. Aucune issue. Il faut attendre. Le train semble être cinq fois plus long que d’habitude. Gani enfonce ses ongles dans le cou d’Honesto, appuie son front contre sa poitrine, encercle de ses petites jambes le grand corps de son frère.

Le dernier wagon passe et avec lui l’appel d’air qui entraine Honesto dans une course folle. Celle d’être libéré, enfin. Son frère dans ses bras, il court le long du rail, tournant le dos au train, tournant le dos au cadavre. Il court. Un deux trois quatre cinq six… il vide sa tête en comptant les poutres et ne posant les pieds que sur celles-ci. Il étouffe. Il fuit la mort mais ses pas suivent le chemin qui l’amène. Il trébuche. Un pied dans le gouffre. C’est sûr, ils n’en sortiront plus.

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