– Par Émilie Noël –
Chauffeur de charriot. Oui, quand je serai grand, je serai chauffeur de charriot. C’est mon rêve de pouvoir glisser sur les rails à la vitesse de l’éclair, de toujours être plus rapide que le train, et de vivre une aventure tous les jours. En poussant un charriot, je serais le garçon le plus heureux du monde, et en même temps, j’aiderais les gens à se déplacer dans ma ville de Manille. Dakila dit que je ne tiendrais pas plus de cinq minutes sur les rails parce que je ne suis pas assez rapide, et surtout pas assez fort. Mais un jour, il verra bien ce dont je suis capable.
Dakila, c’est mon frère, l’aîné de la famille. Après lui est venue Leticia, ma sœur, studieuse et rangée. Ensuite, il y a Crisanto et Rizal, mes frères les farceurs. Ils s’amusent souvent à lancer des pierres sur le train, même si Maman dit que ça met les esprits des rails en colère. Mes frères, ils font tout ce qu’ils peuvent pour énerver Maman. Car bien sûr, il y a Maman. Papa l’appelle Flor ou Flordeliza, mais pour nous, elle s’appelle Maman. Pendant la journée, Maman vend du poisson aux gens de la ville, et parfois le soir elle nous en fait frire. Moi, je suis le benjamin. J’ai six ans, et Dakila me le rappelle sans cesse. Il agit comme Papa quand Papa n’est pas là. Mais il n’est pas tout à fait comme Papa. Il ne fait que me dissuader de vouloir réaliser mon rêve. Papa, lui, fait tout ce qu’il peut pour m’en empêcher. C’est pour ça qu’il m’appelle toujours sa souris. Je m’appelle Liberato, mais on m’appelle Souris.
Depuis quelques semaines, Crisanto et Rizal ne veulent plus lancer de pierres au train. Ils ont décidé de me mettre à l’épreuve : ils disent que si je veux avoir une chance de devenir chauffeur de charriot un jour, je dois m’habituer à la vitesse. Pour cela, je dois réussir à m’accrocher au train au moment où il passe. Mais je n’ai toujours pas réussi. Papa m’attrape tout le temps. Mais aujourd’hui, Crisanto et Rizal insistent :
-Le train arrive! s’exclame Rizal.
-Vas-y, Souris! dit Crisanto. On est juste derrière toi!
Le train approche…il est là…je me mets à courir… devenir chauffeur de charriot…être plus rapide que le train…
…jamais plus rapide que Papa. Je sens ses bras me saisir le torse. Le chat a encore attrapé la souris.
-Liberato! crie Papa. Pourquoi cours-tu toujours vers le train?! Tu veux me faire mourir de peur?!
J’essaie de le lui expliquer :
-Mais Crisanto et Rizal ont dit que…
-Suffit! Et ne t’avise surtout pas de recommencer, petite souris!
Papa ne comprend pas. Il ne comprendra jamais.
Crisanto et Rizal ne sont même plus dehors. Tout le monde est rentré à la maison pour le repas. Il ne manque plus que moi. Maman est déjà en train de servir du poisson frit à toute la famille. Je m’installe par terre avec les autres pour manger, moi aussi. Papa ne s’assoit pas.
-Flor, j’ai à te parler, dit-il. Viendrais-tu ici un instant?
Papa et Maman sortent de la maison, mais restent tout près de la porte. Les autres sont trop occupés à manger pour penser à autre chose, mais moi, je tends l’oreille pour entendre ce qu’ils disent.
-Il y a longtemps que j’y pense, Flor, dit la voix de Papa, et je crois que le temps est venu pour moi d’aller nous construire une maison, loin d’ici…
-Moi aussi je veux fuir cet endroit, Bayani, répond celle de Maman, mais comment ferions-nous pour continuer de vivre loin d’ici? Comment Leticia se rendra-t-elle à l’école? Que deviendra mon commerce de poisson? Il faudra tout recommencer!
-C’est une vie de dangers que nous menons là, Flordeliza. Je dois partir. C’est pour nous que je le fais. Pense à nous. Moi je le fais chaque seconde.
Papa ne parle plus. J’entends des pas s’éloigner, et après, plus rien. Maman rentre dans la maison. Elle pleure. Papa n’est pas avec elle.
-Où est Papa? demande Dakila. Maman ne répond pas tout de suite. Nous la regardons tous, en attendant qu’elle parle.
-Papa ne reviendra pas…, nous apprend Maman.
« Papa ne reviendra pas »… Cela veut-il dire que le chat est parti? Si c’est le cas…la souris peut maintenant danser.