Inscrire un terme

Retour
Arts et culture

Labyrinthes | La nuit, ce n’est pas pour dormir

25 novembre 2013

– Par Chanel Bourdeau –

Je tire une dernière bouffée du joint que je caressais entre mes doigts avant de prendre le chemin qui mène vers ma demeure. Les pointes de mes talons hauts s’accrochent de temps en temps dans les planches de la promenade et j’ai l’impression que les mouettes qui longent la plage à l’aube se moquent de moi. Un sourire prend place sur mes lèvres tandis que je pense à Dante qui m’attend à la maison. Il est mon seul refuge après avoir travaillé une longue soirée. Je ne pense qu’à le prendre dans mes bras, lui embrasser la joue tout en enlaçant ses petits doigts. Il se peint sur cette toile vierge, blanche comme le sable, les lampadaires, le cap des vagues. Je me sens comme une tache dans tout ce décor net. Une grosse tache rouge, comme celle qui marque les draps de mes clients les plus enthousiastes, comme celle qui a souillé mon propre lit le premier soir où Ignacio m’approcha bien saoul. Depuis cette nuit-là, mon corps n’est plus le mien, mon canevas est devenu le tableau de plusieurs loups. J’accélère le rythme de mes pas pour finalement arriver au seuil de la maison. Après une respiration profonde, je franchis la porte.

–          Valencia! Poupée, mais qu’est-ce qui t’as fait traîner cette fois-ci? J’avais l’impression que tu allais me faire attendre toute la journée.

Mierda! J’espérais qu’il soit endormi à cette heure-ci. Quel faux espoir! Il attend son tour après une longue soirée de baby-sitting. Je devrai attendre encore un peu pour accéder à ma propre chambre. Je devrai d’abord servir dans la sienne. Il tend la main afin que je lui remette les profits d’une nuit productive. D’une main, il glisse l’enveloppe d’argent dans sa poche tandis que de l’autre, il me mène par le bras. C’est cette même main qui me donne une fessée à l’entrée de sa chambre. Je crie d’un air enjoué et me retourne avec un sourire coquet qui le fait toujours craquer. C’est Ignacio qui m’a formée dans mon domaine, qui m’a fait connaître les attentes de mes clients, le jeu et le jargon auxquels ils s’attendent. Il m’a appris à devenir actrice, séductrice, tentatrice, et il ne s’attend à rien de moins lorsqu’il évalue mes efforts. C’est notre gagne-pain et il s’assure toujours que je me mette bien à la tâche.

Il s’assoit sur le bord du lit qui grince sous son poids. « Chuparme la pija! », m’ordonne-t-il. Obéissante, je m’agenouille devant lui, le fixant des yeux tandis que je défais sa fermeture éclair d’un mouvement souple afin de réaliser sa première commande. Ay, si, si, si, si! Je l’entends gémir tandis qu’il attrape hâtivement mes cheveux pour manipuler ma tête comme celle d’un pantin. Satisfait de ce premier exercice, il lève la main qui s’empare de mon chignon afin que je me retrouve sur mes pieds. D’une voix menaçante, il souffle dans mon oreille « a la cama ». Je me soumets de nouveau à ses demandes. Penchée et écarquillée, je m’agrippe au matelas qui me supporte tandis qu’Ignacio me pistonne. Lorsqu’il accélère son rythme en saisissant de mains fermes mes hanches, je me crispe autour de lui en attendant qu’il me libère. Je montre un enthousiasme adéquat lorsqu’il jouit en moi, mais je quitte sans protestation lorsqu’il me montre la porte. Finalement, il arrivera à dormir.

Je marche sur la pointe des pieds vers ma chambre où Dante dort toujours, épargné de l’agitation qui remuait la maison. Je n’ose même pas l’embrasser par peur de l’éveiller. Le temps qui m’est alloué pour effectuer mes dernières préparations sera vite passé. Ça fait déjà quelques mois que je mets de côté une portion de mes revenus et me voilà qui puisse caresser le billet d’avion qui m’emmènera à Madrid. Une petite agence de mannequins a répondu favorablement au portefeuille de modélisation que m’a préparé un client à l’hôtel où je fais ma besogne. Le jour de mon départ est enfin arrivé! Je rêvais depuis longtemps de me réapproprier de mon corps. Lorsqu’il ne me reste qu’à envelopper Dante dans ses couvertures, je tends l’oreille pour entendre des ronflements, signe d’un sommeil profond, et je fugue.

Heureusement que le trajet de mon logement à l’aéroport se fait sans trop de difficultés. Dante s’est mis à pleurer dans le taxi. Par habitude je fis un clin d’œil à mon chauffeur qui vérifiait régulièrement son rétroviseur alors que je donnais le sein à Dante. Il s’endormit de nouveau lorsqu’il fut bien nourri. À l’aéroport le passage par les douanes ce fit rapidement alors que je n’avais qu’un seul sac qui contenait le stricte nécessaire : mes documents personnels, quelques vêtements, des couches pour durer le voyage et un paquet de cigarette.

Tandis que l’avion prend de l’altitude, je contemple le paysage qui s’étend à perte de vue. La mer, qui semblait infinie depuis la rive, ne pourra plus atténuer mon espoir. Soudainement, le souvenir de ma mère souriante m’inonde l’esprit. Elle se croyait déjà bien chanceuse que sa fille soit aussi jolie. En abandonnant sa famille, elle n’a pas été témoin du malheur provoqué par ce corps et cet amant dont j’ai hérité. Avec son souvenir en tête, je ferme les yeux pour dormir.

Inscrivez-vous à La Rotonde gratuitement !

S'inscrire