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Arts et culture

Labyrinthes | David contre Goliath. Retour sur un passé actuel.

2 février 2015

I. Genèse.

Il y a trois jours, je feuilletais non sans joie ma Bible, ce livre si riche et ostentatoire, quand je tombai soudainement, par tout hasard, sur ces magnifiques pages du prophète Samuel. Abruti par l’alcool, il me prit la fantaisie de revivre ces évènements légendaires. Malheureusement, en dépit de mon zèle et de mes efforts, je m’endormis profondément, et mes esquisses imaginaires, traitresses, se liquéfièrent en pensées salaces. Assoiffé de mythes à mon réveil, je cherchai à me rassasier en continuant la lecture du texte sacré. Or une force surnaturelle avait couvert l’écriture du prophète d’une mélasse blanche et âcre, transformant le labyrinthe envoutant en hiéroglyphe indéchiffrable. Suspicieux et intrigué, mais nullement affolé, imputant ce malencontreux incident aux mystères du vin, je me précipitai dans une bibliothèque, où les Bibles, nous le savons tous, sommeillent paisiblement elles. Tu partageras mon ahurissement, cher lectrice, cher lecteur, quand je fus horrifié de constater qu’un esprit pervers avait salit de la même encre ces innocentes grands-mères. De longues recherches dans le pays excitèrent davantage ma détresse : aucune copie n’avait été épargnée !

Non pas que l’état philologique de ces manuscrits me préoccupait vraiment, ni les implications eschatologiques qu’un bon prédicateur en aurait tirées… Mon indignation était tout égoïste; je désirais simplement savourer les exploits du grand David. Et voilà que mon héros mourrait, devenait réellement intangible! Philosophe, je réfléchis : « Il existe deux façons de vivre un deuil : l’oublier ou s’acharner à en recréer une version désuète. » Inspiré par de récentes lectures, animé par un souci philanthropique, comme n’importe quel archéologue j’eus l’audace, le projet ambitieux de jouer les doxographes, de piller du mieux que mes souvenirs me le permettaient les sarcophages poussiéreux laissés par l’illuminé Samuel, tout en les modernisant. Le résultat, je le constate non sans honte, diffère complètement de l’original, la signification des mots ayant été machiavéliquement détournée; mais malgré ma pudeur naturelle, guidé par des motifs malveillants, je l’offre bravement à vos yeux libidineux.

II. Considérations peu littéraires sur un philistin.

Dans des terres trop politisées pour pouvoir les nommer sans créer un scandale, vivait paisiblement un peuple qui surpassait les autres par sa vanité et son ignorance. Ensemble, ils formaient la communauté perpétuellement grandissante des philistins. Certains d’entre eux réussissaient à s’instruire et à grader les échelons du monde intellectuel. Le problème est que l’éducation de ces êtres ne faisait qu’alimenter leur narcissisme, déguiser leur stupidité, ou renforcer leurs petits phantasmes. « Regardez comme je suis différent, clamaient-ils diplômes en main, regardez comment désormais je ne ressemble nullement à la masse, regardez comme cette masse est ignorante. » Et ils allaient joyeusement solliciter la faveur du roi, crétin réputé et reconnu par tous comme tel. Hélas! les pauvres, en plus de se tromper sur leur propre compte, s’attiraient le mépris de leurs congénères. J’exagère : en persévérant beaucoup, en répétant constamment les mêmes bêtises, ils parvenaient souvent à obtenir le dévouement aveugle, l’appui inconsidéré de quelques (autres) zélotes.

À l’époque qui nous intéresse régnait un philistin cultivé, petit, chétif et pas particulièrement joli nommé Goliath (tel le décrit aussi la tradition). Attardons-nous un peu à ce personnage. Nous connaissons mal son ascension au trône. La légende veut qu’il se distinguât une première fois, lors d’un concours obscur. Très fier, il portait toujours sur lui une minuscule médaille, l’exhibait à tous, après l’avoir minutieusement polie, lissée, frottée et astiquée. On lui attribue aussi l’exploit, enfin, il aimait bien répéter qu’il avait lu 400 livres en une saison (chose exceptionnelle chez les philistins). Loin de moi l’intention de démentir cette anecdote, mais il faut souligner qu’en ces temps on ignorait encore ce que voulait dire lire et livre.

Ce qui déjà choquait une partie de ses contemporains, notons-le, ce n’était pas qu’il essayait de surpasser la médiocrité de son intellect en sollicitant tel ou tel titre, ou même qu’il fétichisait ses petits mérites; non, ce qui agaçait c’était la régularité avec laquelle il se les racontait, c’était qu’il semblait, lui, l’ennemi autoproclamé des stéréotypes, se définir et s’essentialiser par ces choses si insignifiantes.

Donc Goliath, ce goinfre de compliments, faute de pouvoir se nourrir chez les autres, eut la brillante idée de se faire le chantre de ses propres impostures, et, comme un ogre, dévorait continuellement son fumier d’hypocrisie. On voulut l’ignorer, l’écarter, mais il parvint, on ne sait trop comment, à se rendre rapidement indispensable au souverain. On s’inquiéta : on anticipait ses bassesses. On tenta de lui expliquer l’humilité, mais il ne fit que sourde oreille. Alors on feignit de l’aimer, et il aima son entourage avec toute la bienveillance des égoïstes. Au fil des mois, il gagnait de plus en plus d’influence. Il commença à imposer ses caprices : il professait, on écoutait; il narrait, on hochait de la tête; il blaguait, on riait. Tout semblait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

J’écris « semblait », car en réalité Goliath n’avait rien d’un tendre : il écrasait quiconque refusait de participer à la consécration de son narcissisme. Dès que le roi des philistins, qui appréciait son hybris, l’investit du pouvoir de vie et de mort, ce dernier se mit à intimider son entourage et à provoquer en combat singulier ses ennemis : il titillait l’exaspération des incrédules, leur demandait de le complimenter en espérant secrètement qu’ils se rebellent et qu’ils l’injurient, afin qu’il pût les éliminer. Plusieurs tombèrent dans son piège. Alors, sans pitié, sans s’expliquer si on osait l’interroger, il leur infligeait de petits châtiments, ici et là, en suivant ses pulsions sadiques, en se moquant de leur agonie, jusqu’au jour fatidique où, dans une gaité barbare, dans un rire diabolique, las, il les envoyait à la potence. Les plus lucides devinrent discrets. On abandonna tout espoir. On le craignit. Lui, évidemment, pensa qu’on l’aimait davantage. Il renforça son pouvoir, assassina le roi, s’empara de la couronne, tapissa le palais de miroirs et se proclama Goliath le brillant.

 

III. Comment David promet d’éliminer Goliath en s’inspirant du Grand Condé.

En apprenant cette sinistre nouvelle, les sages des royaumes adjacents se réunirent à Bethléem. « Il faut terrasser l’Usurpateur! – Tuons l’Usurpateur! — Envoyons un champion! – Bonne idée, envoyons un champion! — Mais n’est-ce pas l’envoyer à la mort? – Goliath sera sans pitié. – Il est tout puissant sur ses terres. — La rumeur veut qu’il collectionne les crânes de ses victimes. – Il tapisse les murs de miroirs et entoure ses reflets des crânes de ses victimes. – La nuit, le château s’anime. – Les crânes ouvrent leur bouche et lui répètent qu’il est beau et intelligent. – Il oblige les crânes à vanter son intelligence. – Tous les murs chantent son intelligence. – C’est terrifiant! – Oui, n’envoyons pas de champion. – N’envoyons pas de champion. – N’envoyons pas un crâne. – Qu’allons-nous faire? – Oui, qu’allons-nous faire? – Ne faisons rien. – Oui, ne faisons rien. – C’est entendu, nous ne ferons rien. – J’irai moi. »

On ne savait trop d’où venaient ces paroles profanes. Un jeune et bel homme s’avança. « Non David, tu n’iras pas. » Il ne répondit rien; il toisait ses ainés de son regard pénétrant. « Il est trop jeune. – Oui tu es trop jeune. » Une fois de plus, David resta silencieux. « Il ne semble pas effrayé. – C’est vrai qu’il resplendit de bravoure. – Il n’a pas froid aux yeux. – Pourquoi ne pas l’envoyer? – Oui, je me le demande aussi. – Pourquoi nous ne l’envoyons pas? – Je n’ai jamais voulu ne pas l’envoyer, mais je ne pensais pas qu’il voulait vraiment partir. – Laissons-le partir. – Oui, laissons-le terrasser Goliath. – Mais il n’a pas d’armes! – Il lui faut des armes. – Donnons-lui des armes. » Brusquement David les interrompit : « Mes mères, mes pères, gardez vos présents : je n’en ai nullement besoin. » Les sages l’interrogèrent : « A-t-il dit qu’il se battrait sans armes? – Je pense bien avoir compris qu’il refuse nos armes. – C’est donc qu’il se battra mains nues. – L’effronté, on ne tue pas un homme avec ses poings. – C’est vrai, on ne tue point un homme avec ses poings. – Peut-être espère-t-il le tuer autrement? – Oui, ça ne peut-être que ça. – Il souhaite tuer Goliath sans armes et sans poings. – Comment fera-t-il? – Peut-être qu’il ne le fera pas. – Qui sait? – Je ne sais pas. – Moi non plus. » Et la salle s’emplit de « moi non plus ». « Peut-être qu’il le fera, reprit quelqu’un, avec une arme dont nous ignorons l’existence. – Mais nous n’ignorons rien. – Oui, nous n’ignorons rien. – Peut-être sait-il quelque chose de plus? – Oui, c’est ça, il doit savoir quelque chose que nous ne savons pas. – Mais comment pouvons-nous savoir qu’il sait quelque chose que nous ne savons pas? – C’est que nous le savons. – Oui, nous le savons. – C’est vrai, nous n’ignorons rien. – Il faut lui demander. – Oui, demandons-lui comment il espère tuer Goliath. – David, comment comptes-tu tuer Goliath? » David, toujours impassible, presque muet : « Vénérables sages, je pars les mains vide, mais je ne me battrai pas seul : j’ai une arme plus redoutable qu’une armée, plus perfide qu’un poignard, contre laquelle Goliath, derrière tous ses miroirs, ne saura sauver sa dépouille. » « Et comment s’appelle cette arme, interrogea une voix. – Oui, confie-nous ton plan. – Je veux qu’il me dise son plan. – Moi je préfère qu’il me nomme cette arme. – David, quel est le nom de cette arme? » Alors l’homme aux cheveux de soleil sourit : « Une Fronde, illustres vieillards, une toute petite Fronde. »

 

IV. More ferarum

 

Après s’être caressé toute la nuit, Goliath parvint à s’endormir dans le confort douillet de ses foulards. Il adorait ce vêtement et en portait toujours un ou deux sur lui, même la nuit. Il raffolait imprégner aux tissus l’odeur de son corps. Dès qu’il ouvrit les yeux, il rapprocha à ses narines le long foulard qui reposait sur son sexe agité de la veille. L’odeur des passions nomades passées réveilla son narcissisme. Saisi par les promesses de l’onanisme, il se leva et s’avança devant le plus grand miroir de la pièce. Il ne portait sur lui que son foulard rouge, son préféré, à qui il avait donné son nom (marque d’affection la plus honorable). Il s’approcha tranquillement de son image. Son double s’existait peu à peu. Il prit violemment son foulard et attira ses lèvres contre ses lèvres. Il caressa la copie durcie de son sexe. Une oreille attentive eut entendu des soupirs embrouillés.

Le silence du miroir lui parut obscène. Il tourna ses yeux vers l’un des témoins involontaires qui observaient la scène. « Crâne, dis-moi que je suis le plus beau. » Et le crâne lui obéit. « Crâne, dis-moi que je suis le plus intelligent. » Et le crâne le lui répéta. Il exigea encore plusieurs éloges. Il voulait qu’on le chante grand, subtile, raffiné, sublime, glorieux. Chaque fois, le crâne obtempéra. Et sous ces paroles morbides, il intensifia ses baisers et le rythme de ses mains. Ils haletaient, s’embrassaient vigoureusement ; les soupirs se transformèrent en plaintes, et les plaintes en cris d’extase. Leurs foulards étouffaient leurs sueurs, se faufilaient entre eux, participaient à la cadence générale, parvenaient insidieusement à devenir les autres membres de cette orgie solitaire. Ils ne faisaient plus qu’un. Tout juste avant de jouir, il vint l’idée à l’initiateur de répandre sa semence sur le visage de son partenaire. Celui-ci ne protesta pas et sourit dans une anticipation gourmande. Le geyser fut bref, mais atteint son objectif; le sperme glissait sur le double. Goliath se sentait comme Dieu; mais avant que sa glaise ne retrouvât son foyer originel, il lécha une dernière fois de bas en haut ce si beau visage qu’était le sien.

 

V. L’affaire des placards.

 

La journée s’annonçait pénible. Comme il aimerait retourner aux premières heures du matin! Et puis tous ces insectes qui sollicitaient son aide… Il était entouré de misérables, oui, décidément, il était entouré de misérables. D’autant plus qu’aujourd’hui les parasites se montraient étrangement récalcitrants. Son cinquième panégyriste lui avait semblé légèrement moins déférant, son troisième préposé au foulard moins entrain. Pourtant, pourtant il portait sa petite médaille. Mais qu’avait donc la foule à l’observer malicieusement? Était-il mal coiffé? Devrait-il imposer d’autres sanctions? Ce peuple était si mou, si fade, si… si… devenait-il fou ou apercevait-il un sourire narquois? Et en voilà un autre! Ils oseraient les insolents? Des têtes tomberaient. Des têtes tomberaient. Quelle aubaine, il manquait justement des crânes à l’encoignure de son dernier miroir…

Brimé dans sa vanité, il annonça à l’assemblée qu’il se retirait provisoirement dans ses appartements. On l’excusa dans un silence presque moqueur. Poursuivi par l’angoisse, l’intuition d’un éclatement général, Goliath marchait rapidement dans le dédale impérial, la tête basse, promettant à son idole, c’est-à-dire en se promettant lui-même, qu’il se vengerait sauvagement. Contre qui? Contre tous! De quoi? Il ne le savait pas encore. Mais il trouverait ! Son foulard le consolait en lui chuchotant les supplices qu’il infligerait. Il avait besoin désespérément d’un miroir.

Il arriva complètement affolé à sa porte. Seulement ce n’était plus sa porte : des effrontés avaient eu l’outrecuidance de la placarder de brochures. Dans un élan de rage et un funeste pressentiment, il arracha sauvagement une page. Articles véritables sur les horribles, grands et importables abus de l’Usurpateur. Signé Mme Fifi. Ce nom ne lui disait rien. L’Usurpateur? C’était lui? Il écrasa le papier dans sa main. Ils allaient payer, ils allaient tous payer! Tout lui apparaissait clair maintenant : les murmures, les petits complots, etc. Indulgent, il avait été trop indulgent. La tête haute, il replaça son foulard, flatta sa petite médaille, pivota sur lui-même et se précipita dans l’assemblée, un sourire mauvais sur les lèvres.

 

VI. Une véritable Glorieuse Révolution. Épilogue.

 

On ne peut arrêter l’inévitable dixit…moi. Dès son départ, ses sujets avaient déchiré ses portraits, brisé ses miroirs, renversé son trône doré. Le tout s’était réalisé sans grande agitation, d’un commun accord dans une indignation presque parcimonieuse. David avait tout prévu. Depuis des mois il discutait, écoutait, conseillait, planifiait, gagnait de l’influence, étudiait, observait, prenait note. Il avait été patient, prudent et intelligent. Aux impatients il avait recommandé l’attente, aux peureux le courage. Il connaissait l’échiquier du bout de ses doigts. Il ne restait plus qu’à fixer une date. Nous avons été témoins des prémices de ce jour mémorable. En revenant sur ces pas, Goliath ne faisait que se jeter dans la gueule du loup. Il protesta, pesta, jura, blasphéma, en vain. Plus personne ne lui obéissait.

On ne parvint pas tout de suite à décider sa sentence. Quelques radicaux voulurent la peine de mort : c’eut été suivre la philosophie juridique des textes sacrés. David s’y opposa. « Mes amis, l’objet de votre haine n’est qu’un narcissique qui a réussi à consacrer ses phantasmes personnels par l’impérialisme de sa vanité. Or un vaniteux ne se complait jamais seul dans sa vanité : il lui faut nécessairement l’approbation des autres. Autrement il n’est rien. Comment expliquez-vous son dogmatisme, sa tyrannie, ses petits rituels, ses petits concours, ses petites publications? Croyez-moi, il suffit d’enlever à un histrionique son public pour le rendre impuissant, voire misérable. L’assassiner, suggérez-vous? Pour quoi faire? La punition exemplaire est beaucoup plus simple, beaucoup plus terrible, moins sublime. Qu’on l’ostracise, qu’il se fasse purifier par ce feu si lent de l’exil. »

David avait parlé sagement, tous se déclarèrent du même avis. On extirpa au déchu ses richesses, sa médaille, ses foulards. Son règne devint rapidement une mauvaise légende. Mais les hommes oublient. D’autres Goliath apparurent et empoisonnèrent leurs contemporains par leur stérilité. Encore aujourd’hui ils se pavanent fièrement dans nos rues, portent leur médaille, imposent leurs manières, infestent nos discours. Qu’attendez-vous? Où te caches-tu, David moderne? Mais que le lecteur se console : de ces philistins, ultimement, l’Histoire ne retiendra que la dépouille de leur altérité.

 

Mademoiselle Fifi

 

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