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Arts et culture

Labyrinthe | Asile : lieu ou l’on peut se réfugier, se sentir en sécurité, ou perdre la tête

« L’homme n’est rien en lui-même. Il n’est qu’une chance infinie. Mais il est le responsable infini de cette chance. »

– Albert Camus

1

Une question de temps

Vous êtes vous déjà demandé si l’espèce humaine allait un jour s’éteindre?

Le professeur observa un moment de silence en contemplant sa classe silencieuse de soixante élèves. Il remonta ses lunettes sur son nez. Remplaçant un collègue malade, il avait dû improviser un cours à la dernière minute.

Vous êtes tous étudiants au baccalauréat en histoire. L’un d’entre vous peut sans doute me donner un exemple de civilisation disparue.

L’ile de Pâques?

Excellent exemple. Votre nom s’il vous plait?

Mélanie Auclair.

Merci madame Auclair. Comme vous le savez peut-être, l’ile de Pâques appartient au Chili malgré les 3680 kilomètres qui la séparent de la côte. On la connait notamment pour ses gigantesques statues de basalte. Dans le passé, l’ile a connu un déclin de sa population. Quelqu’un peut-il suggérer une hypothèse quant à ce qui s’est produit sur l’ile pour qu’elle connaisse cette dégénérescence démographique? Vous, monsieur, réveillez-vous. Ce n’est pas le temps de dormir. Votre nom s’il vous plait?

Francesco Da Silvio.

Votre hypothèse? Je vous écoute.

Aucune idée.

Vous, à côté? Vous êtes…?

Kevin Yuen. On pourrait penser que les habitants ont manqué de ressources.

C’est une bonne piste. Quelqu’un d’autre? Oui?

On pourrait penser que les habitants n’ont pas su planifier leur utilisation de leurs ressources efficacement en fonction de la croissance de leur population.

Très bien, monsieur…?

Jack Lawrence.

Le professeur déposa un acétate sur le rétroprojecteur et afficha les consignes d’un exercice sur la toile blanche. Il lut les directives à voix haute.

Admettons que vous possédez une ile qui dispose d’une quantité limitée de ressources. Disons qu’elle compte 1000 habitants, et que chaque couple a entre deux et cinq enfants. Cette ile est si loin de la côte qu’elle n’a pas la possibilité d’aller chercher des ressources ailleurs. En groupe de quatre, je veux que vous m’écriviez un court paragraphe sur les techniques que vous penseriez employer pour maximiser les chances de survie de votre population insulaire hypothétique. Nous discuterons de vos réponses dans quinze minutes.

Les étudiants formèrent des groupes de quatre. Comme d’habitude, Jack, Francesco, Mélanie et Kevin se mirent en équipe.

– On n’a qu’à interdire aux gens d’avoir plus que deux enfants. Comme ça la population est stable, dit Francesco.

– Oui, mais les gens ne seront pas forcément d’accord, observa Mélanie.

– Demande à la Chine si ça la dérange, pas vrai Kevin?

– Je suis Vietnamien…

– Bon, écrivons qu’on peut stabiliser la croissance de la population par des législations comme la limite du nombre d’enfants. C’est qu’une idée. Pas besoin d’avoir un consensus, trancha Jack. Prochaine suggestion?

L’équipe opérait souvent selon la logique absurde où Francesco contredisait Mélanie par défaut, où Kevin essayait de placer un mot sans y parvenir et où Jack finissait par prendre une décision pour le groupe.

Quinze minutes plus tard, la classe se livra à un débat sur les solutions que pourraient adopter les chefs de la population de l’ile hypothétique. Le professeur récupéra les textes de chaque groupe et termina son cours sur un dernier point.

J’aimerais que vous commenciez à réfléchir à votre sujet pour le travail de session. Imaginez que la Terre est une ile. Ses ressources sont limitées et sa population n’a pas la possibilité d’aller chercher des ressources ailleurs. Vous aurez le choix d’argumenter que la Terre est comme l’ile dont nous avons parlé et que la bonne gestion de nos avoirs est la clé de notre survie, ou qu’elle n’est pas comme l’ile et que la technologie est la solution à l’expansion des limites planétaires. Bonne fin de semaine à tous. Profitez du beau temps. C’est rare qu’il fasse aussi chaud à ce temps-ci de l’année.

– Où tu vas comme ça, coloc? lança Francesco à Jack qui était pressé de s’éclipser.

– On est le premier vendredi d’avril. Je vais chez mes parents. Ils commencent à organiser leur expé d’été. C’est une tradition. À chaque été, ils parcourent les Grands Lacs avec ma sœur sur le voilier et je les aide à préparer le matériel. J’aimerais ça y aller avec eux, mais je dois travailler.

– Ça veut dire que j’ai l’appart à moi tout seul ce weekend?

– Oui m’sieur!

– Alright!

Jack salua le groupe et prit le métro en direction de Brossard, la banlieue sud de Montréal. Il sauta dans un bus et retrouva la maison où il habitait avant de déménager avec Francesco dans le quartier Côte-des-Neiges.

– Allo?

– Jack, c’est toi? lança sa sœur par-dessus le son d’un disque de rock du sud des États-Unis dont ses parents étaient fans.

Il monta à l’étage et se jeta sur le lit de sa sœur qui clavardait sur son nouvel ordinateur portable. Elle avait treize ans, lui vingt-deux. Les murs de la chambre étaient tapis de posters de groupes de musique populaire et de cartes postales d’un peu partout dans le monde même si ses pieds n’avaient pas foulé le sol du dixième des destinations.

– Comment ça va avec Justin? demanda Jack en étudiant une photo du Colisée de Rome.

– Ouache, t’es tellement en retard. Justin c’était le mois passé. Maintenant, je sors avec Philippe.

-C’est ça que j’pensais. J’me demande pourquoi je pose encore la question. C’est jamais le même nom. Les parents sont là?

– Maman est en train de faire l’inventaire du sous-sol, papa est parti acheter…

– Jack? Peux-tu venir m’aider? C’est lourd!

Le père venait d’arriver avec les nouvelles voiles pour le bateau.

– Les autres commençaient à devenir vieilles. T’sais l’usure à cause du soleil pis des rayons UV. Tu dois avoir faim? Il est quoi? 18 h? Le barbecue est déjà sorti. J’te dis, avec le temps qu’il fait, on se gâte pour l’utiliser. Jamais vu un mois d’avril comme ça! Déjà qu’on n’avait plus de neige le mois passé!

– Même que les arbres ont déjà leurs feuilles, ajouta la mère qui venait de remonter avec un cartable à la main dans lequel elle dressait peu à peu l’itinéraire approximatif de l’expédition.

Après le souper, la famille s’assit dans le salon pour discuter des plans pour les prochains mois.

– On pensait partir en mai, mais vu la température. On a décidé de partir deux semaines plus tôt, annonça le père. Maintenant qu’on est tous les deux à la retraite, ta mère pis moi, why not?

– On s’est arrangé avec l’école de ta sœur pour qu’elle ait tout le matériel d’étude dont elle a besoin. Elle prendra un bus de Kingston en juin pour aller faire ses exams pendant quelques jours et revenir après.

– Si vous saviez à quel point je suis jaloux… dit Jack.

– Fais comme l’an passé. Prends une semaine off en juillet quand c’est tranquille au restaurant et viens nous rejoindre en autobus.

– Ouais, on pourrait…

Jack s’interrompit.

– Vous avez ressenti ça?

– Ressenti quoi?

– La vibration? Comme un petit tremblement de terre.

– Pas moi, dit la soeur.

Les parents haussèrent les épaules.

– C’était peut-être juste mon imagination

2

L’infestation (1/2)

Montréal conservera le souvenir d’un 21e siècle où elle pouvait dormir sur ses deux oreilles pendant la nuit. Où il n’y avait rien de bien extraordinaire à sortir au restaurant ou à aller au travail. Enfin, tous ceux qui étaient nés avant l’infestation se souviendront et diront d’autres temps, d’autres mœurs.

Difficile de croire qu’on appuyait sur l’interrupteur et la lumière s’allumait. Qu’on ouvrait le robinet et que l’eau coulait. Avant, les gens prenaient l’autobus, le métro, la voiture comme la chose la plus anodine. Les rues étaient pleines de passants et de cyclistes. Presque tout le monde possédait un cellulaire pour parler à n’importe qui en tout temps. Avant, écrire un message à quelqu’un où qu’il soit était histoire de quelques clics.

Avant, c’était une tout autre époque. Cette civilisation n’allait pas durer éternellement. Pas plus que l’ile de Pâques.

L’infestation s’amorça le 5 juin 2013, journée communément désignée comme la Première Émergence. Un été anormalement chaud et humide plongea Montréal dans la canicule. Le linge collait à la peau. Les climatiseurs fonctionnaient à plein régime et les ventilateurs tournaient au maximum. La métropole s’agitait comme on ne l’a jamais vue à l’image d’une fourmilière en détresse. Le monde se ruait et se bousculait pêle-mêle dans les commerces pour en ressortir avec des épiceries monstres. En travers du dédale bruyant de voitures, Jack pédalait sa vieille bicyclette rongée par la rouille. L’asphalte était brûlant. Il se fraya de peine et de misère un chemin dans la circulation jusqu’au restaurant où il travaillait.

Une fois sur place, vers 11 h, le propriétaire fermait à clé la porte du restaurant. Cigarette au bec, il mâcha des jurons incompréhensibles. Jack ne parvint à saisir qu’une chose : « Ils ont annulé la livraison! Lis les journaux, Jack! Lis les journaux! ». Habituellement au courant des dernières actualités tant sur la scène locale qu’internationale, Jack ne comprenait pas ce dont parlait le petit homme pressé qui fumait comme une cheminée. Et il n’eut pas le temps de questionner son patron puisque celui-ci était déjà parti. Jack cadenassa sa bicyclette et se hâta vers le café le plus proche qui semblait ouvert.

Des arômes de cannelle et de viennoiseries flottaient dans le café aux murs décorés d’aquarelles. À l’opposé des rues bondées de monde, l’endroit était vide. Jack passa devant le comptoir de pâtisseries et ramassa un journal sans rien commander. Le serveur indifférent passait un torchon sur les tables comme s’il n’était pas moindrement dérangé par l’agitation dans la rue. Jack s’assit près d’une fenêtre.

En page titre, le quotidien présentait un dossier sur la situation de la sécurité alimentaire. On pouvait y lire: « l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture urge le rationnement des ressources ». Jack feuilleta les pages jusqu’au dossier en question. Les grands titres annonçaient : « Les chefs d’État du G20 convoquent un sommet d’urgence, on craint la pire crise alimentaire de l’Histoire dans tous les pays du monde, tensions sociales dans nombre de pays et nations déclarant l’état d’alerte ». Enfin, son index parvint à trouver la cause du chaos dans la rue:

« Une activité constante de faibles ondes sismiques a été enregistrée à l’échelle de la planète dans les derniers mois. On croit que l’évènement est associé à l’émergence, ce matin, d’une nouvelle espèce d’insecte ravageur qui surgit des sols de tous les pays. Les cultures agricoles du globe sont en train d’être réduites à néant à une vitesse jamais observée auparavant. Toute tentative de contrôler la peste depuis semble inefficace jusqu’à maintenant. Même l’emploi intensif d’insecticides organochlorés comme le DDT ne donne aucun résultat. Les récoltes s’évaporent. Une situation qui suscite de vives inquiétudes chez les agriculteurs. Il se pourrait que la production de nourriture sur la Terre soit temporairement suspendue pour la première fois de l’Histoire. »

Une photographie de l’insecte en question figurait sous l’article : une espèce de l’ordre des hyménoptères. Une guêpe au corps élancé, à la robe noire et jaune, munie de deux paires d’ailes et mesurant dix centimètres. Une équipe de chercheurs en Norvège lui avait assigné le nom Vespinae vorare en raison de son appétit. À ce stade-ci, personne ne savait encore que seul le mâle avait émergé du sol. La femelle allait apparaitre plus tard dans l’été, atteignant près d’un mètre de long, presque le double en envergure, pesant jusqu’à quinze kilos et dotée d’un aiguillon capable de percer au travers des vitres et des parebrises des voitures.

L’article spécifiait également qu’une piqure de l’insecte devait immédiatement être examinée par un spécialiste. Le venin hautement alcalin du dard pouvait produire un vaste éventail de symptômes variant depuis la confusion, l’étourdissement, les vomissements et la perte de conscience. Les hôpitaux de plusieurs pays étaient déjà occupés à traiter plusieurs patients. Jack s’étonna de la quantité de détails que l’article contenait, mais s’il était dix heures du matin à Montréal, il était déjà l’après-midi ailleurs dans le monde. La nouvelle circulait depuis plusieurs heures à présent.

Le serveur augmenta le volume du poste de télévision. Jack interrompit sa lecture. Le premier ministre du Canada en costume noir s’adressait à la nation en conférence de presse. Il s’efforçait de conserver des traits neutres pour ne pas paraitre anxieux. « Des temps difficiles s’annoncent, déclara-t-il d’une voix grave. Mais soyez assurés que nos meilleurs scientifiques cherchent une solution à l’heure actuelle. Il y a un important problème d’insectes qui ravagent toutes les productions agricoles, et pas qu’au Canada. Les équipes de dépistage de tous les pays rapportent cette espèce nuisible. Les experts ne sont pas actuellement en mesure de produire un pronostic sur la durée de cette crise. Je tiens à encourager les Canadiens et les Canadiennes à faire preuve de compréhension face à la pénurie de denrées alimentaires et à consommer modérément jusqu’à nouvel ordre. Merci. »

Le serveur éteignit la télévision et se tourna vers Jack, le seul client du café. « Les gens s’inquiètent tout le temps pour rien, dit-il en haussant les épaules. Ils s’énervent aujourd’hui, mais dans quelques jours, quelques semaines peut-être, les scientifiques ou le gouvernement vont trouver une solution et tout va rentrer dans l’ordre. Tu vas voir, tout finit toujours par rentrer dans l’ordre. »

– Charles-Étienne Ferland

 À suivre dans la prochaine édition

 

 

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