Labyrinthes
Par Gabrielle Tardiff
« Quand on apprend à dessiner, me dit Kawasu, il est possible de tout connaitre de la partie visible de l’univers, parce que l’art du dessin oblige à connaître la forme physique de toute chose. »
Je n’étais pas sûre de comprendre, mais ça sonnait beau dans mes oreilles et c’était plaisant de l’entendre parler de ce qu’il aimait parce qu’il avait l’air tout fier.
Il me confia que, malgré tous ses voyages, ses plus grandes sources d’inspiration se trouvaient dans les choses simples, « y a rien de mieux que les choses simples pour s’inspirer, parce qu’on peut tout y voir les merveilles de la création. En plus, la partie visible de l’univers n’est précieuse que parce qu’elle cache une partie invisible » qu’il disait. Il prétendait qu’avec le dessin on pouvait tout connaître.
« Moi aussi je dessine parfois, que je lui ai répondu, mais je ne connais pas beaucoup de choses parce que je suis une enfant.
-C’est pas vrai. Tu es proche de ton cœur, tu connais plein de choses. Ne l’oublie jamais. »
Je ne comprenais pas, il parlait parfois d’une manière étrange, on dirait qu’il se prenait pour un maître spirituel, mais après tout, il était bonze. Je m’attachais de plus en plus à lui et ça me faisait peur, parce que Jak m’avait toujours dit de me méfier, surtout des hommes :
« En grandissant, les gens ont appris à mentir et à manipuler sans que ça ne paraisse. Reste toujours méfiante, surtout auprès des hommes », m’avait-il dit.
J’espérais que jamais le train ne s’arrêterait. J’aurais peur de constater que Kawasu m’abandonnerait dès l’arrivée, et je ne pouvais pas m’admettre n’avoir face à lui que le statut d’un compagnon de voyage.
Kawasu me montra quelques unes de ses estampes, et j’aurais bien aimé avoir ses yeux un instant pour voir comment il percevait les choses, parce qu’il dessinait bizarrement très bien, et pourtant il avait l’air d’être aveugle.
« Où est-ce que tu t’en vas?
-Je ne sais pas trop, j’ai pris le dernier train… je m’étais endormi sur mon dernier croquis, alors ça m’a un peu retardé… Je vais débarquer à la prochaine station.
-On sera où, à la prochaine station?
– Yuhanko… Enfin je crois…. Je l’espère…. »
Il ne savait pas plus que moi où il allait. J’étais comblée.
« Je viens avec toi.
-Comment? Impossible.
– Je viens avec toi.
-Mais Kappy, tu ne peux pas m’accompagner comme ça. Où est-ce que tu dois aller? Je veux bien te raccompagner jusque chez toi, mais après…
-Je m’en fou, je viens avec toi.
-Non. Tes parents vont s’inquiéter. »
Ça y est, moi qui le trouvais spécial de ne pas me parler comme à un bébé, voilà qu’il me donnait dix ans de moins.
« Je m’en fiche, que j’te dis. Je vais te suivre, que tu le veuilles ou non. »
Il paraissait très irrité. Il devait me prendre pour une enfant gâtée. Il ramassa ses estampes et alla s’asseoir à l’avant du wagon, quand le train s’immobilisa. Il est sorti et je l’ai suivi. Il n’y avait personne dehors, juste la lune qui éclairait le quai à travers les nuages.
« Qu’est-ce que tu attends de moi?
-On peut gagner sa vie à apprendre des choses?
-À dessiner, tu veux dire? Oui, c’est possible.
-Non, je veux dire gagner sa vie à apprendre des choses.
-On apprend toute notre vie, Kappy… »
Il prenait des airs d’apocalypse. Je me demandais si c’était en lien avec ce qu’il venait de dire ou si c’était plutôt le fait que je le suivais. De toute manière, je ne vois pas ce qu’il y a de triste à apprendre toute notre vie. Ce devait être parce que je n’ai pas assez de vécu et, sur le coup, ça m’a fâchée.
« Alors, les gens qui vivent apprennent?
-Certaines personnes oui… d’autres n’apprendront jamais. »
Il eut soudain l’air très triste. On dirait presque qu’il n’était plus fâché contre moi du tout.
« Et elles gagnent leur vie quand même, celles qui n’apprennent pas? ….
-Je peux te montrer à dessiner, mais je ne sais ni lire ni écrire. »
J’étais fichue. Moi qui croyais cet homme plus savant que Jak, il ne savait même pas écrire. Un bonze qui ne sait pas écrire!
« Je vends des estampes pour gagner ma vie. Je connais un tas d’autres choses aussi, mais ces choses ne sont utiles à personne et pour moi, une image vaut milles mots. Je n’ai pas besoin de l’écriture. Mais si tu veux apprendre la calligraphie, il y a des écoles pour ça. Retourne chez tes parents, joue l’enfant sage et tu pourras apprendre tous les secrets du monde. Bonsoir. »
Je me suis mise à pleurer. Kawasu s’est éloignée, puis il a stoppé pour mieux revenir vers moi. J’avais gagné.
« Tu es à la poursuite de tes rêves, qu’il me dit, l’air embarrassé. Ne te montre pas impatiente. Mais je t’en supplie, rentre chez toi, il se fait tard pour les petites filles…
-Je n’ai nulle part où aller et je te suivrai peu importe où tu iras…
-Eh merde, comment on fait pour faire comprendre à un enfant à ne pas s’attacher aux gens qu’on ne croise qu’une fois dans notre vie, comme ça, par hasard?
-Pardon?
-Rien, je pensais tout haut, ça m’arrive…
-Je n’ai pas de parents, pas de chez-moi, je n’ai nulle part où aller, prends-moi avec toi.
-C’est pas beau de mentir.
-Je ne te mens pas! »
Monsieur Jak m’avait toujours dit de ne pas révéler ce genre d’informations aux inconnus, mais j’étais prête à tout. Il me regarda l’air troublé, puis il me sembla qu’il me prit en pitié.
« Et merde, tu me fais de la peine, je me sentirais mal de te laisser là… J’adore les enfants, tu sais. Autrefois, j’avais une femme et elle m’aurait sans doute donné une petite fille si elle ne m’avait pas quittée… »
C’était la chose la plus ridicule et la plus pénible que j’avais entendue. Je fis semblant d’avoir l’air intéressée, vu que j’étais sur la bonne voie…
« Elle était jolie?
-Très belle. Elle avait ce petit quelque chose qui laisse presque tous les hommes indifférents et les quelques autres complètement pâmés. Pour moi, elle était la plus belle. »
Un petit quelque chose… Les grands sont vraiment bizarres. Je me suis demandée si c’était ses yeux qui la lui faisaient voir belle ou si la femme en question l’était vraiment.
« Je serai comme ta petite fille si tu me prends avec toi.
-Non. C’est stupide… Allez, viens, on ne peut pas rester ici. »