Labyrinthes
Par Gabrielle Tardif
Pour payer mon embarquement, j’avais donné une émeraude au monsieur. J’étais contente de m’en débarrasser parce qu’y paraît qu’en vieillissant la richesse rend fou, alors j’étais soulagée de ne pas la garder plus longtemps. Je me demandais ce que les grands peuvent bien trouver d’intéressant à la richesse. Moi quand je vole, c’est parce que j’en ai absolument besoin, et quand j’en ai pas besoin, je n’ai pas envie d’essayer de devenir plus riche, mais je n’avais pas envie d’attendre d’être assez grande pour comprendre pour que paf, trop tard. Suffisait de voir la face du monsieur de la gare pour savoir que j’avais raison de me méfier. Il m’avait laissée passer sans même me poser de questions. L’argent ça évite les ennuis, mais quand on a plus que de l’argent ça évite encore plus que les ennuis. C’est monsieur Jak qui m’a appris tout ça… je lui dois beaucoup à Monsieur Jak… j’espère qu’il va bien.
C’était mon premier voyage en train et la dernière chose dont je me souvenais c’était ce vieux sweat shirt marine trop grand pour moi et délavé par le soleil. »
Je m’appelle Léada Maranatha, mais Monsieur Jak m’a donné le nom de Kappy-Yuki. Ma vie ne se serait pas résumée à grand-chose si je n’avais pas rencontré par hasard Tasukete Kawasu.
Il était venu s’asseoir dans mon wagon, sur la banquette juste en face de moi, un bol de won-tons brûlant entre les mains. Léada n’avait pas tendance à regarder les gens dans les yeux, Monsieur Jak lui avait toujours dit de se méfier du regard des gens « parce qu’ils se font des idées, surtout quand on est une fille. » Et il ajoutait toujours « surtout quand on est mignonne comme toi. » Oh, comme elle l’aimait beaucoup, Monsieur Jak. C’était le chef des hors-la-loi de Tandaï, dans la ville de Mako. La petite avait grandi dans les ghettos parmi les renégats, dans un environnement de tensions, de crime, de sexe et de vices.
« Oh ça oui, il était plein de vices, il le disait tout le temps, « je suis plein de vices », mais il m’aimait et c’est pour ça qu’il avait accepté de m’élever. Si certains enfants ont de la peine d’exister parce que quelqu’un paye une autre personne pour qu’elle s’occupe d’eux, on peut dire que moi j’ai de la chance parce qu’on m’a élevé avec amour. »
Dans son petit monde où le ciel était toujours gris, c’est ainsi que Kapie-Yukie menait son existence. Ça allait la rendre plus forte, elle en était certaine.
« J’avais souvent demandé à Monsieur Jak comment il en était arrivé à m’élever, mais il me disait toujours « tu es arrivé de nulle part, du jour au lendemain ». Ça me faisait de la peine de ne rien apprendre de plus, mais je me disais que puisqu’il m’aimait ce devait être vrai.
Monsieur Jak m’avait toujours dit : « Si jamais nous sommes séparés, un jour, n’essaye pas de me retrouver, débrouille-toi toute seule, si tu essayes de revenir vers moi, tu risques d’avoir de gros ennuis. C’est en me débrouillant seul à ton âge que je suis toujours parvenu à m’en sortir. » Ça me faisait de la peine qu’il envisage qu’on puisse se séparer un jour, mais quand on est un renégat, on a plus grand-chose à perdre et on prend la vie comme elle se présente.
Monsieur Jak sortait toujours des proverbes du genre et je l’aimais bien pour ses grandes phrases de poètes à la con. Qu’est-ce qu’il pouvait me faire rire. Il détestait quand elle l’appelait « Monsieur », mais elle le faisait avec un certain respect, cependant non loin de la soumission.
« Il disait que ça le faisait vieillir, mais moi je le trouvais bien jeune et tout le monde autour était d’accord. »
Dernièrement, il y avait eu une descente policière au quartier Tandaï, et Jak et la fillette avaient été séparés.
« Mais j’avais confiance en lui. Nous avions de nombreux amis dans le quartier, et il était si fort que la police ne pourrait pas le retenir très longtemps et il allait revenir vers moi. »
En attendant, elle se retrouvait avec une émeraude volée en poche, de l’encre de Chine, et nulle part où aller.
Le lendemain de cette violente journée, elle avait décidé de prendre le train, parce que ça lui semblait amusant et « qu’il faut tenter plein de premières fois quand on est petit avant que ça ne devienne banal. » Le soleil commençait à se coucher, et le train était pratiquement vide, ce qui était plutôt rare, même pour les petites lignes loin des grandes villes.
Kapie s’assit sur la dernière banquette du dernier wagon, près de la fenêtre pour mieux voir le soleil.
« Les couchers de soleil, c’est une petite consolation quand on est triste, et je m’inquiétais pour Monsieur Jak. Lui, son truc c’était plutôt l’alcool et quelques autres substances qu’il me refilait parfois parce qu’il m’aimait. »