– Par Brigitte Delisle –
Tranquilles, elles ne bougent pas, elles ne font pas de bruit. Elles attendent patiemment, car il vient toujours à la même heure pour satisfaire leurs désirs sensoriels. Enfin, il arrive! Elles entendent le timbre régulier de ses chaussures. Il approche. Ses pas se font sentir comme une vibration dans les tympans. Elles se réjouissent déjà de sa venue. L’extase les met presque hors d’elles. Il s’assied devant elles, en s’assurant de relever la queue de sa redingote pour ne pas la froisser. Il s’avance un peu, tirant le banc avec lui. Elles ne peuvent plus tenir en place tellement elles sont fébriles. Et pourtant, elles ne bougent pas… Il lève alors les bras et approche ses mains d’elles. Sensuellement, il les frôle, les caresse toutes. Chacune à leur tour, elles se sentent appréciées. Elles se laissent faire tant son toucher est précis. Reconnaissant sa douceur, elles le remercient encore et encore en chantant un hymne à l’image de sa virtuosité. Les harmonies sont parfaites. L’homme tombe amoureux de cette mélodie ; il ne veut pas qu’elle cesse. Encore, il les caresse fougueusement, promenant ses doigts sur elles à un rythme étourdissant. Il se sent transporté alors elles continuent de plus belle, frémissant sous ses doigts divins. Quel bonheur que de sentir en elles la sensibilité d’une symphonie si bien interprétée. Elles le contemplent, admiratives de sa beauté sentimentale. Une autre fois, il les frôle délicatement, l’une après l’autre, dans une dernière tentative d’assouvir sa passion. Puis, lentement, il s’arrête, satisfait de ce moment plaisant. Une dernière fois, il les regarde toutes, heureux d’avoir des compagnes si compatibles, avec qui il s’entend à la perfection. Il se lève, les salue gracieusement d’un signe de la tête et part. Elles écoutent, l’oreille tendue, jusqu’à ce qu’elles ne puissent plus distinguer le son de ses pas. Elles se sentent soudain seules malgré leur grand nombre. Les touches devront attendre à demain, quand le pianiste reviendra jouer un autre air.