– Par Mademoiselle Fifi –
Connaissez-vous Simon Bovoriovitch, un étudiant rabougri, repoussant, terriblement vaniteux, un peu intelligent? Non? J’ai ce privilège. C’est un excentrique, enfin, il aime bien qu’on souligne son excentricité, ce que ne fait personne parce qu’il vit comme un anachorète. Je le connais à peine, pour ne pas dire aucunement. On se rencontre par hasard, on échange quelques mots, le temps qu’il fume une ou cinq cigarettes et moi un ou deux joints, puis il devient comme emporté, comme poursuivi par un fantôme, et il part en pestant je ne sais pas trop quoi je ne sais pas trop où. Récemment je le croise à Morisset. Il paraît malade, je veux dire plus malade que d’habitude. Notre conversation est brève. Il m’invite pourtant chez lui, chose inusitée, sur la rue S… Il y a un certain plaisir à recevoir la carte membre d’un ermite. « Si ça ne répond pas rentre, je ne devrais pas être trop loin. » qu’il me dit un sourire convulsif au visage en me quittant. Je me présente plus tard dans la journée. La maison est laide, peu importe. Je cogne. Ça répond pas. Je rentre. Odeur nauséabonde. Pas bon signe. J’avance dans l’antre.
Il s’était coupé les veines, bien assis confortablement dans son fauteuil, d’un coup très net, très précis, d’un trait de maître, d’un mec qui visiblement avait l’habitude de se suicider (je m’y connais un peu). Sur sa face, le même sourire que tout à l’heure, mais provocateur. « Alors comme cela tu es venu? Par curiosité, si je ne me trompe pas. Satisfait? Non. Je ne regrette rien. », crie sa carcasse. Il devait se prendre pour Sénèque (je le mentionne, car je me souviens qu’il citait parfois Sénèque, mais souvent en se moquant). À qui a-t-il obéit, lui? Pauvre con… Pauvre gâchis surtout : si au moins il avait eu la décence d’épargner le fauteuil.
Étonnamment, sa mort me laisse complètement indifférent : je suppose que c’est ce qu’on mérite quand on ne compte pour personne. Un léger scrupule m’incite malgré tout à composer le 911. Je vais laisser les vautours se régaler quand je remarque pour la première fois ce qui aurait dû me sauter aux yeux depuis mon arrivée. Ce crétin possédait quand même un sens de la mise en scène : au pied de sa dépouille, il avait déposé une pile de documents divers. Sur la première page on pouvait lire en très petit, dans une calligraphie minuscule et presque illisible : Fragments des incompris. Le lecteur devine la suite ; je fourre les papiers dans mon sac, je réponds honnêtement à un bref interrogatoire « Y avait rien d’autre monsieur l’agent… que lui assis monsieur l’agent… non ce n’était pas vraiment un ami monsieur l’agent… non je ne suis pas un meurtrier récidiviste monsieur l’agent… je le jure sur votre mère monsieur l’agent…allez-vous faire voir monsieur l’agent… » et puis…héhé… j’ai complètement oublié que je portais un testament dans mon sac, je sors avec des amis, je bois comme un trou toute la fin de semaine, et ce n’est qu’en cherchant du pot le lundi suivant que je retrouve lesdits papiers. Au début je compte les jeter : je me sens fatalement et inutilement responsable du fardeau d’un autre. Mais La Rotonde m’harcèle, j’ai cette putain de chronique que je dois écrire et je manque d’inspiration. Quoi de mieux dans ces moments que de plagier un autre?! J’en parle au comité de rédaction, blablabla, quelques réticences, quelques craintes, zzzzzzzzzz ; finalement on me demande d’éditer le tout, de prendre les meilleurs passages et de foutre le reste à la poubelle. Je me lance dans la tâche, légèrement curieux, mais sans grande conviction. Rapidement je me bute à l’écriture illisible. Écriture d’un manchot gaucher, je pense. Mais je me suis rappelé ses deux bras. Merde, mauvaise comparaison. Autre particularité : les pages comptent davantage de rayures que de passages intelligibles, ce qui complexifie encore ma tâche. Mais tout cela n’est que stupides détails qui intéressent seulement les philologues. Le texte! Qu’en est-il du texte?! Je peux pas prendre mon temps non? Le texte? Long, ampoulé, par moment incompréhensible. Un vrai merdier quoi. C’est à se demander s’il réfléchissait avant d’écrire, l’imbécile. Je ne crois pas. Mais je pense être parvenu à identifier les passages les plus intéressants. Ce Simon était certainement un schizophrène paranoïaque. Bah… schizo, parano, maniaco, psycho, nous le sommes tous. Mais vous verrez, c’est parfois très diversifiant. Aux risques et périls des néophytes.
Robert Laplante
Fragments des incompris
Soliloques, réflexions bancales, expérimentales, essais, poésies, nouvelles, délires, etc.
Vous qui entrez laissez toute espérance. Dante, Enfer, chant III.
1. Je ne pense pas me surprendre en m’apprenant que cette épigraphe n’est pas de moi. Mais si effectivement je ne me suis guère surpris, c’est parce que je n’ai rien appris. Or quand n’apprenons-nous rien sinon que lorsque nous savons déjà ce que nous venons d’apprendre? Donc je ne pouvais m’apprendre quelque chose que j’avais déjà appris, à moins que par « surprendre » j’entendisse justement cette manie de me répéter ce que je sais déjà. Mais confirmer cette hypothèse serait faire, une fois de plus, l’hypocrite. La chose, vraiment, est sans intérêt. Seulement, tout aussi insignifiante et évidente qu’elle soit, je n’ai pu m’empêcher de l’écrire. Pourquoi?
2. Le titre est tendancieux, l’épigraphe banale, et le premier paragraphe farfelu. L’auteur l’est encore plus. Attardons-nous un peu au titre, veux-tu? Fragments parce que je suis incapable d’achever une page sans vomir, parce que j’exècre la relecture, parce que… parce que… mais pourquoi me justifier? À qui je m’adresse? À toi, à moi, à nous? Incompris parce que tout le monde s’en fout que je m’interroge à savoir si je dois me justifier ou non, parce que tes élucubrations ennuient tout le monde. — Moi aussi je souhaite que tu te taises. — Incapable. — De quoi? – De… pourquoi feindre le dialogue? — Au fond, on s’en fout. — Peut-être, mais ça ne t’empêches pas de continuer… — Parce que de tous les stupéfiants à ma disposition, il fallait que tu choisisses l’écriture, c’est-à-dire le plus inefficace. Pas de drogue, pas d’alcool, pas d’ami, pas de musique, pas de film, pas d’internet, pas personne. Tu n’as peur de rien toi. — Le lien? C’est une question? Une déclaration? – Je ne pense pas avoir mis un point d’interrogation. Je l’ai écrit juste comme ça, par caprice. Je n’ai nullement besoin de m’expliquer. — Bonjour, je suis une troisième voix. — Va te faire voir. (Intervention d’une quatrième voix qui se demande pourquoi l’écrivain a choisi de privilégier la polyphonie pour exprimer le soliloque.) — Pourquoi avoir mis le dernier passage entre parenthèses? — Question de style, il s’agit de simplifier la lecture, d’instaurer de l’ordre. — Pour qui? — Pour eux, voyons. — Personne ne t’écoute. — Et pourtant, ils se poseront des questions, je suis persuadé qu’ils se poseront des questions. — Tant pis, je n’écris pas pour eux. — Hélas, ce « eux » n’est personne d’autre que toi.
3. Évidemment Robert Laplante n’existe pas. Simon Bovoriovitch non plus. Des illusions, rien d’autre que les produits d’un cerveau solitaire, d’une imagination mutilée à la merci de son délire. N’empêche que pendant un moment tu as voulu jouer le jeu, tu as voulu croire à tes propres mensonges. Pourquoi essayer de tromper les autres quand tu ne parviens pas à te tromper toi-même? « J’aperçois toute la généreuse imposture. » Ne te laisse pas mener par le bout de nez, cher lecteur. Le narrateur est un salaud, et à force de te répéter qu’il est un salaud, à force de t’enfoncer dans le crâne qu’il n’est pas comme les autres narrateurs, qu’il est légèrement moins salaud que les autres, c’est-à-dire en se reconnaissant comme escroc, il abuse insidieusement de ta dignité de lecteur, de celle qui te permet de distinguer la fiction de la non-fiction, de participer ou d’exécrer le jeu. Mais prends garde! C’est un maître du mauvais goût! Il joue, il joue encore, il joue toujours et il se pense plus malin que les autres parce qu’il avoue jouer et parce qu’il prétend être indifférent au jeu des autres.
4. — Tout cela est un peu trop post-moderne à mon goût. — Oui, j’en conviens, tout à fait juste, vous avez parfaitement raison mon cher Gogol. Il s’agit en effet d’un délire trop sobre, trop rationnel. Nous sommes loin des chefs-d’œuvre qu’a su cogiter le théâtre de l’Absurde, ne trouvez-vous pas? — Très juste, très juste. (Silence.) — Alors, à qui le tour?
À suivre, peut-être, probablement pas.