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Arts et culture

Faut-il absolument être différent.e pour créer ?

2 Décembre 2019

Par Clémence Roy-Darisse — Cheffe du pupitre Arts et culture 

Être unique, différent.e,  spécial.e, inoubliable tels sont quelques-uns des adjectifs qu’un.e artiste aspire à recevoir. Faut-il être différent.e pour être intéressant.e ? Souvent décrites comme des personnages, les personnalités artistiques sont-elles nécessairement à la marge ? 

La normalité m’a toujours fait peur. Lorsque j’étais plus jeune, ma meilleure amie qualifiait souvent les choses de « normales ». Comment c’était ? « Normal ». Est-ce qu’il est beau ? « Normal ».

« Ça veut rien dire, ça ! », que je lui répondais. S’il fallait qu’un jour quelqu’un me traite de normale, ça aurait été la pire insulte possible !

Alors que le commun et la routine la réconfortait ; le stable m’effrayait. Je voulais, plus tard, vivre d’adrénaline, d’eau fraîche, échapper au commun des mortels, avoir quelque chose d’unique à raconter pour me distinguer artistiquement. Aujourd’hui étudiante en théâtre, mon objectif est-il le même ? Non.

Sur la nécessité d’être torturé.e

Je me suis souvent demandée si la souffrance nourrissait la création.  La croyance selon laquelle l’artiste doit être éprouvé, « vivre des choses » , pour créer est plus répandue qu’on le pense. Comme si l’expérience était nécessaire à la compréhension du sujet. J’en parle aujourd’hui parce que cette question est taboue dans le milieu malgré le fait qu’elle touche plusieurs membres de la communauté artistique. 

Bien que de nombreux créateurs et créatrices ont transformé leur douleur ou vécu difficile en œuvre d’art, les blessures ne favorisent pas nécessairement la création. L’art peut être thérapeutique mais souffrir profondément peut bloquer la création. Il faut vivre pour créer.

Les artistes, eux, sont-ils cependant nombreux à avoir mal ?  Bien entendu, je ne peux répondre à une telle question. Une généralisation est impossible et chacun.e est unique.

Toutefois, on n’a qu’à penser à Amy Whinhouse, Robin William, Kurt Cobain, Marilyn Monroe… Nombreux sont les univers obscurs tracés par des artistes. Il existe une réelle tristesse derrière les paroles de ces génies ou leurs fins tragiques. 

Doté.e.s d’une extrême sensibilité, certains artistes sont peut-être plus affectés par leur milieu, les circonstances qui les entourent. Véritable couteau à double tranchant.

La sensibilité favorise la création mais augmente l’effet de tout ; le mal comme le bien. Dans une étude récente de Record Union, 73 % des musiciens indépendants avouaient avoir souffert de trouble de santé mentale. 

Sur la nécessité d’être original.e 

Les artistes mentionné.e.s ici haut se sont démarqué.e.s. La fonction d’un.e artiste est-elle d’être original ? De proposer un regard nouveau sur le monde ?

Mon désir d’être spéciale n’est pas unique, il reste partagé par plusieurs de la profession.  À cette question, plusieurs pourraient toutefois rétorquer que ce n’est pas la différence qui distingue l’artiste, mais son authenticité. 

Qu’est-ce que la « normalité » ? Qu’est-ce que la « différence » ? Nous sommes tou.te.s tellement différent.es et semblables à la fois. 

L’authenticité, par contre, n’est pas une valeur partagée par tous. Certains métiers exigent d’être comme les autres, de suivre les règles, de se fondre dans le décor. Les métiers créatifs, non. Ils nécessitent de faire tomber le masque, d’être foncièrement soi malgré les conventions sociales.

Les artistes ne sont cependant bien évidemment pas les seul.e.s à cultiver cette valeur et nombreux sont ceux qui, authentiquement, se conforment au système. C’est le cas de ma meilleure amie qui reste une des personnes les plus authentiques que je connaisse malgré sa vie qu’on pourrait qualifier « d’ordinaire ». 

Le milieu artistique favorise-t-il l’authenticité ? Oui mais il s’accompagne de codes, de rituels, d’exigences économiques qui répondent à la loi du marché, à un système que lui-même critique.

À l’école de théâtre, par exemple, j’ai été confrontée à des commentaires personnels qui m’ont poussé à changer ma manière d’être, à me plier aux exigences. Aussi aberrant que cela puisse paraître, ces écoles forment à la fois une technique de jeu et une manière d’être et d’agir. Malgré les efforts d’authenticité, le système m’a attrapé. 

Pourquoi vouloir être différent.e ? 

Je ne serai jamais différente et j’en suis bien heureuse. À la marge, parfois peut-être, mais peu importe. J’ai compris que cette obsession éloigne de la source même de l’acte créateur qui se trouve dans l’affirmation de soi et non dans la construction d’un soi volontairement distinctif.

Les artistes ne sont pas plus différent.e.s, mais ils sont certes sensibles. Ils cultivent peut-être davantage ce désir d’être unique, anticonformiste, de s’exprimer mais la clé du travail n’est pas en soi, elle est dans la perception du monde. 

Nous vivons dans un monde maladivement rationnel, de chiffres. Ainsi, la sensibilité détonne, parfois moquée, tassée ou ridiculisée. Elle reste cependant un cadeau magique à notre société et doit être préservée. Les artistes méritent aussi le soutient nécessaire lorsqu’elle ne leur sert plus, lorsqu’elle les plonge dans l’abîme. Il n’ont pas à souffrir pour donner un contenu pertinent.

Faut-il être différent.e pour créer ? Non. Gagne-t-on à regarder les choses autrement, cultiver son univers propre, s’émerveiller un peu plus, observer avec ses yeux d’enfant ? Peut-être… que l’on soit artiste ou non.

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