Inscrire un terme

Retour
Opinions

Département des analphabètes

20 janvier 2014

– Par Mademoiselle Fifi –

Encore douze semaines et je recevrai mon diplôme. Douze semaines d’intarissable ennui, de travail peu constructif, de cafouillage, douze semaines où j’attendrai désespérément l’aube du lendemain et saluerai avec frémissement le prochain crépuscule. Douze semaines! C’est long. Oui, mais après j’appartiendrai à cette clique méprisable des joyeux élus, à cette classe burlesque, presque obscène — parce que ridicule — des soi-disant lettrés. Quelle consolation! Cinq années de tergiversations, de sessions d’été, d’assommantes lectures et de prétentieuses rédactions à trimbaler mon marasme intellectuel, et tout cela pour recevoir un papier qui atteste uniquement de ma docilité, de ma capacité à suivre les directives souvent peu constructives d’une personne dont l’intégrité repose sur les assises d’une incompétence plus distinguée. Et l’on veut que je célèbre, que je me réjouisse, que j’encadre ce torchon, que j’immortalise la médiocrité du moment en m’enguirlandant d’une toge repoussante, que je boive ce faux exploit, que je fête cette misérable consécration? La belle affaire que le baccalauréat, cette passe du futur fonctionnaire pour l’abattoir. On m’assure que les études supérieures sont radicalement différentes (déjà le mot « supérieures » m’horripile). J’y reviendrai.

Douze semaines. Merde. Et mon père qui me prévenait qu’étudier en lettres ne servait à rien. Qu’aurai-je appris, au fond? À lire? Ce serait exagérer. Aimer à lire? C’était déjà le cas. À écrire? La bonne blague. Que retiendrai-je sinon le bâillement des élèves, l’apathie des professeurs, l’odeur pourrie des livres et quelques catégorisations arbitraires m’invitant à exécrer la fausse littérature? Il y a, évidemment, quelques exceptions, quelques rencontres agréables vouées ultimement à l’oubli, mais une main suffit pour les dénombrer. Avez-vous déjà lu le panégyrique propagandiste de votre département? Celui des lettres françaises est particulièrement grotesque : « Mais parce qu’il est l’un des rares à offrir une formation alliant une vaste culture, la finesse du jugement, la maîtrise de la langue et la capacité de produire des écrits efficaces, et la capacité de produire des écrits efficaces, il vous conduira également aux professions, de plus en plus nombreuses et valorisées ». La finesse du jugement! La maîtrise de la langue! Non, mais quelle arnaque! Je mets au défi n’importe qui de trouver un professeur qui ne s’étoufferait pas à l’écoute de ces impostures. Nous prennent-ils vraiment pour des cons? Ils ont raison. Et ce mot profession qu’on nous vante partout. « Et partout règne une hâte indécente, comme si quelque chose était irrémédiablement perdu, quand, à vingt-trois ans, un jeune homme [Nietzsche n’était pas un grand féministe] n’en a pas fini, et n’a pas une réponse toute prête à la question “capitale” : quelle profession choisir?… Une classe supérieure d’hommes, qu’on me pardonne, n’aime pas entendre parler de “professions”, parce qu’elle professe avoir une vocation… Elle a le temps, elle prend son temps, elle ne songe pas à “en finir” » (Crépuscule des idoles, folio essais, p. 55). Une vocation, lecteur, il te faut une vocation. Or le problème est double : jamais le mot vocation n’a éveillé en toi la moindre étincelle, et quand bien même il l’aurait fait, tu serais resté impuissant vis-à-vis de ta capacité de la trouver. Car le système actuel se contrefiche de tes bons sentiments. Et tu n’as pas le temps. Emploi, travail, emploi, travail, encore emploi, encore travail, toujours emploi, toujours travail — on nous élève comme des porcs. Cercle vicieux : une université médiocre embauche rapidement des professeurs médiocres qui forment rapidement des élèves médiocres qui vont rapidement sur le marché du travail. À qui la faute? Il est facile de pointer du doigt le capitalisme, l’université, les professeurs : vrai qu’ils ont tous une part de responsabilité. Mais comment voulez-vous apprendre, mes amis les étudiants, quand, par exemple, devant tout travail moindrement difficile au résultat peu concluant, vous fuyez dans les jupons de vos droits, vous vous indignez contre la tyrannie du pédagogue et réclamez une compensation? Oh! je vous comprends : parfois le jugement de l’évaluateur est encore plus idiot que le vôtre, mais ces cas, bien qu’ils existent, à moins d’être de mauvaise foi, sont moins fréquents que vous ne le pensez. Comment espérez-vous affuter votre intelligence quand vous refusez qu’elle puisse effectivement être misérable? Où se cache votre ironie socratique? Avez-vous déjà entendu parler de la dialectique de l’esclave (à lire néanmoins avec prudence)? Il se peut fort bien que cet état soit seulement symptomatique de mon département (de ma faculté devrais-je écrire). Nonobstant, il faudrait y lire plutôt la description suivante : « Au département des analphabètes, vous n’apprendrez rien. Jamais on ne vous coulera, jamais vous n’aurez à craindre un professeur plus instruit que vous. Mais parce qu’il est l’un des rares à ne rien offrir, si ce n’est que l’art peu constructif de rester passif devant votre incompétence, de ne jamais relever vos erreurs et de ne jamais repousser vos limites intellectuelles, et de ne jamais brimer votre vanité, il ne vous conduira nulle part, et en peu de temps. » Car je suis rentré et je sortirai analphabète. Et vous aussi. Mais je sais, rejouons la musique : emploi, travail, encore emploi, encore travail; tant que le tout est fonctionnel; tant que le tout se fait rapidement. Pas le temps, j’ai pas le temps moi, que vous dîtes! Douze semaines qu’il me reste… Douze longues semaines à me dépêcher. Pour rien.

Inscrivez-vous à La Rotonde gratuitement !

S'inscrire