– Par Jeremni of F. –
On tombe pour toute sorte de raisons. Certains plusieurs fois même. Vous, les Hommes, tombez parce que vous ne voyez pas le rocher devant votre pied ou la branche près de votre tête. Vous vous affalez sur le sol en riant ou en maudissant les dieux, puis vous vous relevez, par nécessité et par orgueil. Moi, je suis tombé parce que j’ai trop aimé les hommes, avec ou sans le grand h. J’ai été précipité des Cieux jusqu’aux Enfers, et j’y suis depuis, trop faible pour me relever seul.
Personne n’a pris la peine de m’expliquer quoi que ce soit. J’ai présumé que c’était parce qu’ils n’en savaient pas plus eux-mêmes. J’ai été conduit dans une salle immaculée et silencieuse où personne ne m’attendait mais où moi j’ai dû attendre. Sur une table était posé un halo qui avait été le mien. Je le reconnaissais à son éclat terne. Il en manquait un éclat, du coup terrible précédant ma chute. Je me suis détourné sans le prendre, j’étais peut-être libre de nouveau mais je ne serai jamais plus vraiment des leurs. Eux étaient souillés de perfection ; on m’avait béni pour désobéissance. Le crime que j’avais commis avait été passionnel, impardonnable, mais déchirant parce qu’il fut volontaire.
J’ai passé ma main sur le mur métallique de la pièce, y laissant un peu de condensation et quelques pensées fugitives. Cette triple enceinte d’airain, entourée de champs arides et glacés à la fois, avait été ma prison d’éternité. On y enferma par la suite tous ceux qui avaient fait le mal, comme si tous les maux avaient la même valeur. Or les maux sont aussi divers que les hommes et on ne peut pas définir les hommes que par ce qu’ils ont fait de mal. Un meurtrier fut un fils, il eut un nom, il aima, pleura, vécu. Mais il fit une erreur et ce fut assez pour qu’on ne se souvienne de lui qu’il tua. Ainsi, lorsqu’il allait recevoir le pardon divin, qu’il allait devoir côtoyer de nouveau les hommes, il allait devoir réapprendre les règles de l’amour. Il ne devra pas réapprendre à aimer, ça il ne l’aura jamais oublié. Non, il devra réapprendre à se faire aimer… pas pour essayer de ne pas se faire tuer comme ici-bas, mais pour faire briller le sourire de l’homme derrière le rictus du criminel. Il y a une différence entre vivre et survivre.
Moi j’avais aimé plus que n’importe qui, mais pas de la bonne façon. Et j’aime encore. Uriel qu’il s’appelle. Je l’aime tendrement mais avec retenue. Il restera toujours entre nous ce gouffre qui sépare les criminels des gardiens, ces barreaux juste assez espacés pour qu’on puisse se voir, s’entendre, mais pas se toucher, sinon du bout des doigts. Puis il y avait cette difficulté, cette peur de devenir vulnérable devant quelqu’un qui vous ressemble si peu mais qui possède un sourire capable d’alléger le poids de
l’éternité. Ensemble, nous étions libres.
Puis du néant, un faible tintement résonna entre les quatre murs sans vie. Ce bruit, provenant de la plus délicate des clochettes d’argent, sonnait le glas de mon bonheur. J’ai rivé mes yeux sur mes pieds alors que la porte s’ouvrait. L’ange qui entra s’arrêta sur le seuil, mais ne prononça aucun mot, ne dit aucun nom. Je pouvais entendre sa respiration calme malgré son cœur qui menaçait de tout laisser tomber. Il fit trois pas et je pus voir du coin de l’œil son uniforme cendré cousu de fils blancs et noirs s’entremêlant. Au-dessus de sa tête, je le savais, brillait son halo. Il était froid mais pur et éclairait sans réchauffer. Je l’entendis ouvrir la bouche et prendre la périlleuse inspiration qui précède la parole. J’ai relevé mes yeux à cet instant, pour le faire taire, pour ne pas qu’il s’embarrasse de mots insuffisants. Ses immenses yeux tristes plongèrent dans les miens même si c’étaient les siens qui se mouillaient de larmes. Je l’ai regardé avec le calme de celui qui avait fait la paix avec la peine, puis je l’ai embrassé pour la première et la dernière fois. J’ai gouté à un autre genre d’éternité, à une élévation inférieure, mais seulement de peu, à celle qui m’attendait au Ciel. Toujours dans mes bras, il nous fit faire un demi-tour puis mit fin au baiser. Ses yeux avaient changé, ils étaient nostalgiques, précairement résignés. Il me sourit une dernière fois puis fit un pas sur le côté, me laissant face à une nouvelle porte qui se définissait peu à peu dans le mur. Il leva la main, faisant tinter la clochette accrochée à sa manche et vaciller mes dispositions, puis il y eut un déclic. J’ai fait un pas vers la porte, avec empressement, essayant de sentir au travers de celle-ci la masse d’air immense de l’extérieur, le vide, le vent et les odeurs. J’ai mis la main sur la poignée mais en ai senti une autre se poser sur mon épaule. Uriel me retourna presque avec rudesse et me donna une ultime accolade, enfouissant dans mon cou son visage ruisselant à nouveau de larmes.
-Lucifer, murmura-t-il, entre deux sanglots, va-t’en pas.
-Uriel, j’ai répondu tout aussi doucement, on ne peut pas être libres tous les deux, c’est à mon tour maintenant.
Je l’ai repoussé puis ai ouvert la porte. Je pleurais.
***
Dieu nous créa obéissants. Il aurait dû nous créer stupides, comme ça nous n’aurions jamais été conscients de la liberté qu’ainsi Il nous privait. Du haut de ma tour, mon œil posé contre le métal froid de la visée de mon arme, je regardais un criminel sortir des Enfers en pleurant. Il se trainait les pieds dans le gravier sec du couloir menant au portail du Paradis. Je ne comprendrai pas pourquoi il pleurait, ni pourquoi il se traînait les pieds. Si on m’offrait la liberté alors qu’on m’avait promis l’éternité, je sortirais d’ici en courant, en sautant de joie, en chantant peut-être. Je retrouverais ma liberté d’antan. À moins, justement, que ce soit ce qui l’effraie tant. Je ne le saurai jamais ; je ne trouverai jamais la force de désobéir à Dieu. Mais je l’envie. De toute ma pureté. Le criminel passa le portail, j’ai pris une grande inspiration, c’était terminé.
***
Je me suis retrouvé devant les portes du Paradis. C’était exactement comme dans mes souvenirs : la lumière trop crue, l’air trop rare qui nous laissait la tête vide et le sentiment de ne rien peser, de n’exister que parce qu’on le savait. Il y avait beaucoup de gens autour de moi, certains devaient m’avoir reconnu parce qu’ils me fixaient en faisant des signes de croix et en blêmissant. Je les ai ignorés. Les autres passaient à côté de moi sans s’arrêter, sans savoir qui j’étais ou sans s’en préoccuper outre mesure. Les dames me souriaient et les enfants de même. Les hommes me saluaient d’un hochement de tête entendu.
Puis, je suis passé entre les grandes portes dorées du Paradis et ai rencontré les premiers anges, mes frères. Je marchais dans l’allée centrale, regardant ces êtres de lumières qui, torses nus, faisaient gronder en moi un instinct des plus charnels, des plus humains. Ils semblent si tristes, si vulnérables. Ils n’étaient que de petites poupées de porcelaine entre les mains d’un géant colérique.
Je suis entré dans la demeure de Dieu. Autour de moi des chœurs angéliques chantaient Ses louanges. Je vis les Chérubins et leurs épées enflammées encadrer celui qui était notre père mais qu’il fallait appeler Dieu. Sa voix éclata au-dessus des chœurs et me frappa comme un éclair.
-Viens mon fils ! tonna-t-il en m’offrant sa main. Reviens dans les Grâces de ton Seigneur, réintègre les rangs de tes frères et laisse-toi guider par Mon Amour !
Je l’ai fixé. Longuement. Les myriades ne chantaient plus, retenant leur souffle en attendant ma réponse. Puis j’ai levé la main, ai saisi l’épée d’un Chérubin et me suis tranché la gorge.
***
Uriel marchait, fredonnant un hymne immémorial lorsqu’un nouveau venu fut précipité devant lui. Le pécheur se releva tant bien que mal. Sur son front noirci était gravé le mot « suicidé » en lettres d’argent. Le suicidé leva les yeux. Uriel sourit. Il était libre.