Chronique philo Premières Nations : Reconnaitre ou redistribuer?
– Par Jérôme Simard-
Dans son édition du 15 septembre 2014, La Rotonde présentait les résultats d’une étude portant sur la question de l’alimentation au sein des communautés autochtones canadiennes. Les chercheurs notaient qu’en Ontario, 29 % des ménages autochtones se disent anxieux quant à leur situation alimentaire, contre 8 % pour le reste de la population ontarienne. Si une telle disparité est difficile à expliquer, le dilemme redistribution/reconnaissance qu’expose la philosophe américaine Nancy Fraser donne matière à réflexion et permet d’envisager les causes qui sous-tendent cette situation.
Fraser distingue deux types d’injustices : d’abord les injustices socio-économiques qui découlent de l’exploitation et de la marginalisation économique, puis les injustices culturelles ou symboliques qui découlent du déséquilibre de la représentation économico-politique, de l’absence de reconnaissance culturelle ou sociale, et du mépris culturel. Il existe pour chacune de ces injustices des solutions qu’elle regroupe en deux catégories : pour les injustices socio-économiques, on propose un large éventail de solutions qui peuvent se résumer par le terme « redistribution ». Parallèlement, c’est par la « reconnaissance » qu’on redresse généralement les injustices d’ordre culturel ou symbolique. Notons ici que ces divisions sont purement analytiques et qu’en réalité ces différents éléments sont presque toujours enchevêtrés et souvent inséparables, et c’est justement de cette intrication qu’émerge le dilemme redistribution/reconnaissance.
Si les groupes souffrant des injustices socio-économiques, par exemple le prolétariat, peuvent généralement être ramenés à un niveau de vie acceptable par les solutions de redistribution, et si ceux souffrant des injustices culturelles et symboliques, notamment la communauté LGBT, peuvent être intégrés à la société par les solutions de reconnaissance, les groupes et communautés souffrant des deux injustices à la fois semblent ne profiter d’aucune des solutions proposées. C’est notamment le cas des Afro-Américains aux États-Unis et possiblement le cas de la communauté autochtone au Canada. Ces communautés sont caractérisées par une absence de reconnaissance qui s’exprime sous la forme du mépris (stéréotypisation et violence), de l’absence de reconnaissance (désintérêt de la population et des gouvernements face à leurs difficultés), de la domination culturelle (tentatives d’assimilation des communautés), etc. Ces mêmes communautés sont aussi sujettes à des injustices d’ordre économique qui prennent la forme de l’exploitation des travailleurs, de la marginalisation économique ou de l’extrême pauvreté.
Les solutions aux problèmes d’ordre socio-économique passent par un amoindrissement des différentiations entre les différents groupes sociaux ou culturels, alors qu’au contraire, les solutions aux injustices symboliques passent par une reconnaissance et une valorisation des différences de ces groupes. Ainsi, ces solutions proposées pour redresser la situation de ces communautés sont en contradiction directe, ce qui explique pourquoi ces communautés restent en difficulté par rapport au reste de la population. C’est en ce sens que Fraser écrit, dans Qu’est-ce que la justice sociale?, que ce sont des groupes qui « […] ont besoin à la fois de revendiquer et de nier leur spécificité. »
Aussi, si la communauté autochtone canadienne se trouve au cœur d’un tel dilemme, les solutions classiques pourraient être sans effet. Il semble donc qu’une approche différente soit de mise, telle celle que propose Fraser.