Crédit visuel : Hidaya Tchassanti — Directrice artistique
Entrevue réalisée par Jessica Malutama — Cheffe du pupitre Sports et bien-être
Derrière les rêves se cache un domaine de recherche encore largement inexploré. Pilleriin Sikka, chercheuse postdoctorale en neurosciences et en psychologie à la Stanford School of Medicine, s’intéresse à la manière dont ces derniers peuvent favoriser notre bien-être. Dans cette entrevue avec La Rotonde, elle explore comment les rêves et même les cauchemars peuvent nous aider à mieux nous adapter à notre quotidien, tout en ouvrant de nouvelles pistes pour la thérapie et la gestion des émotions.
La Rotonde (LR) : D’où vous vient cet intérêt d’explorer les rêves dans votre recherche ?
Pilleriin Sikka (PS) : Mon intérêt pour les rêves découle de ma volonté plus large de comprendre la conscience et les expériences conscientes. Les rêves sont un modèle fascinant pour étudier la conscience, car bien que nous soyons déconnecté.e.s des stimuli externes pendant notre sommeil – c’est-à-dire qu’aucune information importante n’entre dans le cerveau et que nous ne répondons pas à notre environnement – nous vivons des phénomènes internes très riches.
Les rêves sont souvent émotionnellement intenses, et je m’interroge sur les raisons de cela. Est-ce que ces émotions résultent de processus aléatoires liés au cerveau ? Est-ce qu’ils reflètent des processus qui se produisent pendant le sommeil, comme la consolidation de la mémoire ou la régulation des émotions ? Ou bien ces émotions de rêve jouent-elles un rôle causal dans le soutien du bien-être en état de veille ?
LR : Sait-on d’où viennent les rêves ?
PS : Il est surprenant de constater à quel point nous comprenons peu de choses sur les rêves, particulièrement sur leur origine. La seule chose dont nous soyons sûr.e.s, c’est que nous les expérimentons lorsque nous dormons, et nous savons qu’ils semblent être liés à nos expériences éveillées.
La plupart des chercheur.se.s s’accordent pour affirmer que les rêves combinent des souvenirs avec des connaissances existantes sur le monde, et qu’ils simulent souvent des scénarios futurs possibles. D’une certaine manière, ils sont clairement impliqués dans le traitement de la mémoire. Mais au-delà de cela, nous ne faisons qu’hypothétiser.
Nous savons aussi que rêver nécessite une excitation corticale, ce qui signifie que le cortex cérébral doit être suffisamment actif pour traiter les informations avec lesquelles il travaille. Cela implique généralement des expériences passées, qui sont ensuite combinées de manière créative avec ce que nous savons déjà, et utilisées pour simuler des futurs possibles d’une manière qui pourrait nous aider à nous préparer à la vie éveillée.
LR : Comment les émotions vécues pendant la journée influencent-elles nos rêves ? Et inversement, comment les rêves peuvent-ils affecter notre bien-être lorsque nous sommes éveillé.e.s ?
PS : Les émotions vécues pendant la journée influencent clairement nos rêves. Par exemple, il existe des preuves solides montrant que lorsque les gens se sentent stressés, anxieux ou mal dans la journée, ils sont plus susceptibles d’avoir des émotions négatives dans leurs rêves, et de faire des cauchemars.
De même, plus les émotions négatives sont présentes dans les rêves, plus les personnes rapportent une mauvaise humeur le lendemain, avec plus d’émotions négatives et moins d’émotions positives. En revanche, un bien-être élevé est associé à des rêves plus positifs. Les personnes souffrant de troubles mentaux, tels que des angoisses fréquentes, connaissent souvent des cauchemars intenses.
L’impact des rêves sur le bien-être éveillé est plus complexe à démontrer, mais certaines études montrent que les cauchemars fréquents sont liés à une détresse psychologique accrue. Des recherches sur les rêves lucides et les anesthésies montrent qu’influencer le contenu des rêves peut améliorer l’humeur. En résumé, bien que la relation entre rêves et bien-être soit forte, des recherches supplémentaires sont nécessaires pour mieux comprendre leur interaction.
LR : Pourriez-vous donner un exemple de la manière dont un rêve pourrait aider une personne à traiter des émotions ou des conflits internes non résolus ?
PS : Les théories de la régulation émotionnelle des rêves suggèrent que les rêves nous aident à traiter des expériences émotionnelles, en particulier celles qui sont difficiles ou stressantes, d’une manière qui soutient l’adaptation psychologique et le bien-être. Ces théories proposent que rêver peut nous aider à nous adapter aux défis émotionnels en les affrontant et en les résolvant symboliquement ou émotionnellement dans l’état de rêve.
Que ce soit à travers des rêves spontanés, des rêves lucides ou des rêves induits par l’anesthésie, la capacité à traiter des expériences émotionnelles sans se réveiller pourrait être essentielle aux bienfaits psychologiques des rêves.
Une preuve de cela provient des travaux de Rosalind Cartwright, qui a étudié des personnes traversant des événements de vie émotionnellement difficiles, comme un divorce. Ses recherches ont montré que les individus qui rêvaient de ces expériences, comme rêver de leur ex-partenaire ou de la rupture elle-même, étaient plus susceptibles de montrer des améliorations du bien-être au fil du temps.
Cela suggère que l’acte de rêver de situations émotionnellement chargées pourrait jouer un rôle dans le traitement et l’adaptation à celles-ci de manière saine. Il est important de noter que nous ne comprenons toujours pas complètement comment ce processus fonctionne. Mais il semble que rêver nous permette de revisiter et de traiter des émotions difficiles dans un espace interne et sécurisé, ce qui pourrait aider à les intégrer ou à les résoudre.
LR : Comment les résultats de vos recherches pourraient-ils améliorer concrètement le bien-être émotionnel, tant individuel que collectif ?
PS : Il s’agit là peut-être de l’une des directions les plus prometteuses pour la recherche sur les rêves. Tout comme d’autres outils diagnostiques en psychologie ou en médecine, les rapports de rêves pourraient potentiellement offrir un aperçu de l’état mental d’une personne, même si elle n’est pas consciemment consciente de ses émotions ou n’arrive pas à les exprimer clairement.
Le ton émotionnel, les thèmes ou les motifs dans les rêves de quelqu’un pourraient servir de marqueurs indirects de bien-être ou de détresse. Par exemple, si une personne commence une thérapie, il pourrait être possible d’observer des changements dans le contenu émotionnel de ses rêves au fil du temps, reflétant peut-être des progrès ou une guérison avant même que la personne n’en prenne pleinement conscience.
Cela ouvre la possibilité d’utiliser les rêves non seulement comme outils diagnostiques, mais aussi comme indicateurs pronostiques, offrant un aperçu de l’évolution possible de l’état émotionnel d’une personne. C’est particulièrement excitant dans les contextes thérapeutiques, où l’analyse des rêves pourrait devenir une partie du suivi de la récupération ou de la résilience d’une personne.
Dans mes recherches actuelles sur les rêves pendant l’anesthésie, nous explorons en fait s’il est possible d’induire intentionnellement des expériences de rêves positives pouvant soutenir le bien-être. Cela amènerait l’idée un pas plus loin : non seulement utiliser les rêves pour comprendre la santé mentale, mais aussi façonner activement les expériences de rêve pour l’améliorer.