– Par Ariane Millette –
J’ignorais comment je le savais et ce qu’elle faisait là, mais c’en était ainsi, le temps l’avait décidé. Je n’arrivais pas y croire, c’était bien vrai. Que faisait-elle là? Comment était-ce possible? Était-ce un rêve? Non. Le temps s’était figé et elle avançait. Pendant un court instant, je me suis perdue dans ses yeux, je savais qu’ils pouvaient tout dire et ne rien dire à la fois. C’était déroutant. J’étais déroutante. Cette personne, cette belle femme d’âge mûr, c’était moi. Ses traits, les miens, étaient toujours les mêmes : même bouche, même sourire, mêmes yeux tristes, mêmes longs cheveux, même grandeur, même corps. Je voyais le futur de moi-même avancer et me tendre la main. Pourquoi? C’était bien trop vrai pour être irréel. Il n’y avait qu’une seule réponse à cette question : une déchirure s’était produite dans le temps. L’expérience de réunir le passé et le futur ensemble était réussie. Sa main, ma main était là, tendue, insistant pour que je la prenne. J’hésitais. C’était moi, toujours la même Vanessa, mais plus âgée. Il n’y avait qu’une seule personne en qui je pouvais avoir confiance et c’était moi, peu importe quel âge j’avais. Je pris sa main.
– Pourquoi? Murmurais-je.
Et elle me tira en arrière, dans le futur, pour me montrer ce que je devais savoir, mais que je ne voulais pas voir. C’était la dernière et première fois qu’elle le faisait, que je le faisais. Mon futur me montrera une vision que je devrais probablement changer. Une lumière blanche m’aveugla et je me sentis tomber à travers le temps.
***
Un détour, un compte à rebours à travers le futur là où tout se mélange et s’estompe. Modifier le temps, c’est dangereux. Je sais que cela semble être une invention superbement ingénieuse, mais il avait vraiment fallu que ce soit un abruti qui ait inventé la machine à remonter le temps. On risque d’y perdre la vie. À quoi jouait mon futur moi-même en m’emmenant là où un seul exemplaire de sa personne avait le droit d’y être?
– Ici. me dit-elle d’un murmure à peine audible.
J’étais dans une pièce étrange, aux murs qui semblaient être faits d’un assemblement de ciment et de cuivre, ils étaient bleus. Des lumières grises, vertes, oranges et rouges étaient concentrées vers le centre de la pièce. Sur une mince plateforme de métal, il y avait un bracelet muni d’une pierre rose vif avec des bouts turquoise et vert lime. Le bracelet avait été forgé dans plusieurs types de métaux différents. Des cordes transparentes qui ressemblaient à des fils d’araignées l’entouraient. Mon moi futur me regardait intensément et pointa du doigt l’objet. Elle semblait vouloir me dire quelque chose qui lui était interdit. Elle voulait que je comprenne par moi-même. Je m’en approchais. En fixant le bracelet, un souvenir jamais vécu fit son apparition dans ma tête. Je connaissais cette chose, cette machine, cet amas de ferraille électronique. C’était familier, comme si je savais que cela existait depuis toujours, comme si cela m’appartenait. Toutes les questions sans réponse se mirent en place dans mon esprit. C’était moi. Je suis l’auteure de tous les dégâts de l’humanité. J’avais inventé, ou plutôt, j’inventerai la machine à remonter le temps.
– Je…
Le futur de moi-même mis sa main droite sur mon épaule. C’était un geste rassurant.
– Je t’ai amené ici pour détruire la machine et pour empêcher sa construction. Ce n’est plus la découverte du siècle, c’est une arme de malheur.
– Je la regardais, désorientée.
– Le monde entier a attendu cette machine pendant des siècles. lui dis-je, choquée.
Mon moi-futur pris un air triste.
– Oui, je sais. Mais quand tu deviendras moi, ton toi-futur, tu comprendras. Ne poses pas trop de questions, aide-moi à la détruire.
– Mais… protestais-je.
– Fais-moi confiance.
D’accord, je le voulais bien. Je scrutais son regard à la trace d’un mensonge, mais le futur de moi-même semblait savoir ce qu’il faisait. Soudain, tout me sembla beaucoup plus simple et je réalisais l’énorme erreur qu’elle avait commise.
– On ne peut pas détruire la machine à remonter le temps. dis-je. Enfin, si j’essaie, je la détruirais et je la reconstruirais. Parce que s’il n’y a pas de machine, alors rien de tout cela ne sera arrivé. Le passé changera. Tu ne seras jamais venue me chercher. Pas de machine, pas de modification.
– Je le savais déjà. Mais c’est une autre des choses que je ne pouvais pas te dire. Je ne peux pas te dire ce que tu dois apprendre par toi-même. C’était ce que mon futur m’avait dit quand j’avais ton âge et qu’il était venu me chercher.
– Quoi! Alors…
– Il faut la cacher. me coupa-t-elle. Le temps est un mystère et je n’en ai pas assez pour t’expliquer.
Je hochais la tête.
– Mais où? me demanda-t-elle, même si je savais qu’elle connaissait la réponse parce qu’elle avait déjà été moi.
– Dans le passé. Au début de tout. Au commencement de la Terre, dans les profondeurs de l’océan pacifique. Trouvons une grotte inconnue et qui le demeurera pour toujours, dans les abysses de l’univers.
– C’est une bonne idée. me répondit-elle en prenant le bracelet. Mais quand je vais remonter le temps, tu vas retourner d’où tu viens.
– Déjà? Je compris alors que ce court voyage dans le futur n’était rien d’autre que la vision de ce que je devais faire quand je serai plus vieille. Mon futur était venu me chercher pour que je puisse aller chercher mon moi-passé dans quelques années, pour me montrer quoi faire.
– Est-ce que l’expérience réussira? lui demandais-je. Et si tu remontes trop tôt dans le commencement de l’univers? Et si tu échoues?
Mon moi-futur me lança un regard triste.
– Je l’ignore, mais il faut essayer. Rappelle-toi de faire ce que j’ai fait. Ton passé doit savoir…
– Je lui jetai un dernier regard. Elle semblait déterminée, mais triste. Il y avait quelque chose qu’elle ne me disait pas, quelque chose d’horrible. Un secret que je comprendrai sans doute plus tard… Qu’y avait-il de si mal avec la machine à remonter le temps? Je n’avais pas pu le savoir car elle avait mis le bracelet.
***
Aujourd’hui, j’ai finalement compris. La machine à remonter le temps représentait la fin du monde. J’avais fait un bref voyage dans le futur pour découvrir ce qui arriverait avec cette technologie spatio-temporelle. Mais il n’y avait pas de futur, je suis arrivée dans un monde de chaos. Ma machine à remonter le temps et toutes les copies utilisées par les habitants de notre planète avaient affaibli la barrière entre le passé, le présent et le futur jusqu’à ce qu’ils se fondent ensemble. J’étais retournée dans le passé emporter l’unique copie de la véritable machine à remonter le temps et dire à mon moi d’autrefois de la cacher quand elle aura mon âge. Et avant de partir, elle m’avait lancé un regard suspect. J’avais eu peur qu’elle découvre qu’elle allait devoir se sacrifier pour sauver l’univers. Mais c’était de notre faute et je devais réparer mon erreur avant qu’il ne soit trop tard et espérer le meilleur pour l’humanité. J’avais fermé les yeux et espéré qu’il ne soit pas trop tard pour cacher la machine, mais quand je les avais ouverts de nouveau, des couleurs bizarres dansaient devant mes yeux. Il y eut une secousse épouvantable et je suis tombée dans un néant noir. J’ai vu l’univers entier, toutes ces galaxies et ces milliers d’étoiles. J’ai voyagé plus vite que la lumière, mais j’ai continué à tomber. J’ai vu ma famille, mes ancêtres, mes futurs enfants, j’ai tout vu et je n’ai rien compris. Et quand je commençais à croire que c’était la fin du monde, je disparus complètement. Je n’avais jamais existé et n’existerai jamais. La machine à remonter le temps continuait à reculer et avancer. Il était trop tard, c’était un voyage de trop. Le temps n’était plus divisé entre le passé, le présent et le futur, il était tout à la fois. Le monde avait vécu et n’avait jamais vécu en même temps. Il n’y avait plus rien et c’était de ma faute.