– Par Catherine-Ève Bellemare –
Je tire sur le pan de ma chemise, la roule entre mes doigts. Je tire et tire, comme pour
l’empêcher de rétrécir. Devant moi, les beaux-parents, et aussi, ma bouteille de bière. À ma gauche, Annabelle. À chaque moment de silence, j’ai le réflexe d’y toucher. À la bouteille, je veux dire. Je les écoute à peine, acquiesce au mauvais moment. Je pose la main sur ma bouteille, puis la repousse légèrement. J’envisage de la porter à ma bouche, sachant pourtant qu’elle est vide. Le père d’Annabelle m’observe entre les couteaux à fondue.
-Comment ça se passe les inscriptions, tu as reçu tes résultats?, me demande sa mère.
Le regard du père, toujours sur moi. Difficile d’y échapper depuis l’épisode du barbecue. J’ai mis des semaines à lui rembourser son Coleman-de-l’année-à-brûleur-infrarouges-en-fini-inox. Après ça, aucun risque qu’il m’invite à un tournoi de golf : j’étais devenu le beau-fils qui ne savait pas faire cuire la viande proprement. Même après trois ans, l’odeur de côtelettes carbonisées persiste encore entre nous. Heureusement, je ne m’en tire pas mieux au golf. Je savais que ce n’était pas une bonne idée ce souper-fondue : trop de rapprochements avec le barbecue.
-J’hésite encore.
-Annabelle nous a dit que tu avais postulé à plusieurs universités. Mais entre nous, il doit bien y en avoir une que tu préfères?
-J’attends de recevoir toutes les réponses avant de me décider.
Sourire poli. Annabelle sait que je mens, mais préfère se racler la gorge plutôt que d’amorcer l’interrogatoire en famille. La classe. Ma main droite cherche la bouteille de Coors light vide. Je tire sur l’étiquette. Les morceaux se détachent et s’empilent près de ma serviette. Au moins, je ne tire plus sur ma chemise.
***
-Qu’est-ce que tu as?, demande Annabelle en refermant la porte de sa chambre.
Comme on en a passé du temps dans cette pièce. C’est si différent, une chambre de fille. D’abord ça sent bon, la vanille, la fleur d’oranger. Tout y est à sa place, décoré avec soin. Dans la sienne, les murs entiers sont tapissés de toiles, surtout des siennes : l’unique endroit où elle accepte d’être exposée. Ça me rendait fier d’être le seul à en être témoin, presqu’orgueilleux.
Il faut dire qu’elle est douée, Anna. Elle a toujours su qu’elle pouvait, qu’elle devait peindre. Elle s’y est consacrée sans envisager la moindre trace de doute. J’adorais m’asseoir dans un coin et la regarder travailler. Elle pouvait le faire durant des heures sans jamais lever les yeux vers moi, imperturbable.
Assis sur son lit, je ne vois plus les tableaux, mes yeux fixent une tache sur le tapis.
-Tu t’en souviens?
Rougeâtre la tache, pour être plus exacte. Anna ne répond pas, ne sourit pas. Ne sourit plus. Elle a oublié le demi-litre de Château Margaux qu’on avait renversé par terre, il y a quatre ans.
Matelas, coussins, tapis : tout y était passé. Elle avait dû tout racheter. Mais pas le tapis. Le tapis était resté. C’était cher comme bouteille, ça l’était pour nous. On l’avait prise dans la cave à vin de son père. « Il verra jamais la différence ». Je savais qu’il la verrait, son père. Mais je n’avais rien dit. Je n’avais pas envie de la contredire. Alors elle avait sorti les verres en carton, j’avais tiré les rideaux. C’était notre premier Noël ensemble, on avait dix-sept ans.
-Où t’avais la tête ce soir? Tu parlais à peine…
-Où j’étais? Où j’étais?! Mais j’étais là, assis à côté de toi. Pour toi. J’étais là.
-Je suis au courant pour Montréal. Ta mère était si fière, c’est elle qui m’en a parlé.
-Il manquait plus que ça.
-Arrête, répondit-elle brusquement. Je suis sûre que ça t’arrange.
-Anna, j’allais t’en parler.
Elle ne me croit pas. Comment la blâmer? Je ne me crois pas non plus. Annabelle fait partie de ces filles qui ont pour habitude de s’en tenir à un plan : les remises en question, elle ne connait pas. C’est noir ou alors c’est blanc, jamais entre les deux. Moi, je tends plutôt vers le gris.
-Je sais que tu veux partir.
Oui, tu sais. On sait tout, tous les deux, sauf qu’on ne parvient pas à se le dire, inexorablement. Mes mains sous tes côtes et tes ongles, inscrits en moi. La blancheur de ta peau, tes épaules. Le goût de ta nuque. Tes yeux me fixant puis, à demi clos. Mais même là, on n’y arrive plus. Tu sais, sans pourtant rien n’en laisser paraître. Tu crois qu’il nous faut du temps, que ce trou béant qu’aucun d’entre nous ne trouve la force de nommer finira bien par se résorber lui-même. Tu t’accroches. Je m’efforce. Ton temps contre le mien. Du temps, encore du temps.
Je ne peux rien expliquer, autrement que je ne voulais pas de cet embryon, comme une tumeur entre nous. Tu semblais soulagée que je t’accompagne à la clinique, bien que rien dans cette démarche ne te sembla naturel, voire nécessaire. À la réflexion tu étais désœuvrée, te laissant simplement conduire du point A au point B. Poussant le manège jusqu’à son comble, je suis parvenu à te faire croire que c’était ton idée. L’emprise du je : Je, me, moi. Je me noie. Rien à foutre de tes élans maternels, du portrait de famille à vingt et un an. Je ne suis pas prêt à aimer quelqu’un d’autre au-delà de moi-même, pas encore. J’ai la trouille. Sous les vêtements, elle s’insinue, me trouve. Je respire? Je transpire. Je crève la peur. J’aurais préféré que ce soit moi, cet embryon. Finir ma vie entre tes jambes, sinon au creux d’une poubelle. Je ne suis pas prêt, je suis immonde.
***
Adossé au mur du pavillon des arts, je guette Éric. Ça y est, je le vois. Je le fixe. Il ne lève toujours pas les…Ah, voilà il me regarde. Un semblant de considération pour le monde extérieur.
Comme il m’énerve avec ses airs d’étudiant condescendant. Je n’ai jamais compris pourquoi Anna et lui se voyaient en dehors des cours : « Je-m’appelle-Éric-Malette-j’étudie-en-arts-visuels-et-je-suis-de-loin-beaucoup-plus-important-que-vous ». Je m’approche de lui et lui tends une lettre. Une lettre pour elle.
-Pourquoi me la donner à moi?
-Je sais que vous avez un cours ensemble aujourd’hui.
Éric me regarde sans comprendre. Il jette un coup d’œil par-dessus son épaule, en direction de l’édifice où nous attend Annabelle. Il sait que le mercredi, je lui apporte toujours son café en début de cours. Et qu’après, elle repart avec moi. Aujourd’hui, mes mains sont vides. Éric le sait, le voit, et il ne comprend pas. Il lorgne l’enveloppe derrière ses lunettes proéminentes. Je sais qu’il a envie de la lire. Et soudain, presque imperceptible, une pointe de sourire. Il l’a vu, je sais qu’il l’a vu : le remord imprimé sur mon visage, comme une marque indélébile. Plus que 10 minutes. Je marche vers l’arrêt d’autobus. À la mi-décembre, tout le monde est sur les nerfs, pressé d’aller quelque part. J’entends klaxonner, freiner brusquement : pas le temps. Quelques étudiants me bousculent. 8 minutes. L’envie me prend de chercher la silhouette d’Annabelle et de la fixer encore, une dernière fois. À quoi bon? Si ça se trouve, elle aura déjà lu ma lettre et se réjouit au moment même à l’idée que je quitte la ville. Fais-toi une raison, mon pauvre. T’es déjà vaincu.
Pour une fois que je m’efforce d’être à l’heure, c’est le chauffeur qui a du retard. Tous les sièges sont occupés alors que lui demeure debout, prostré à son combiné téléphonique. Il agite les bras en direction du camion, arrêté en sens inverse, au côté de deux autres ambulances. Il nous bloque l’accès et je me dis que j’aurais mieux fait d’apporter un livre. En temps normal, j’aurais senti la tension générale progressant autour de moi, ou entendu les sirènes. J’aurais sans doute porté attention à l’achalandage qui se créait à quelques mètres plus loin et même reconnu la voix d’Éric lorsqu’il a hurlé. En temps normal j’aurais daigné lever les yeux et l’aurais reconnue, elle.
Une foule s’est rassemblée autour d’un corps inerte, allongé telle une statue sur le sol gelé. Ils se sont tous accroupis autour de la victime, son visage masqué sous les traces de sang. Entre ses jambes aussi, il y a du sang. Partout, il y en a. L’hémorragie fait rage, alors que la seule chose à laquelle Annabelle songe, c’est à lui. Ce petit asticot atteignant tout juste les 5 centimètres, duquel elle n’a pu se défaire lors de sa dernière visite clinique.
« Mademoiselle, il faut parvenir à vous détendre », lui avait dit le médecin. « La douleur est temporaire mais avec l’anesthésiant, vous devriez vous en tenir à bon compte. On prend une grande respiration… ». Annabelle avait fermement empoigné les barreaux du lit. « Docteur, arrêtez. J’ai mal, j’ai trop mal… ». Le docteur s’était immobilisé, Annabelle s’était rhabillée. Elle s’était empêtrée dans des excuses, avant de quitter la pièce précipitamment. Il avait retiré ses gants, puis déposé les tiges de métal sur sa table de travail, toujours indemnes.
Le front appuyé contre la vitre de l’autobus, je ne peux m’empêcher d’être soulagé, de respirer, enfin. Les remords viendront bien assez tôt, aujourd’hui je pars. Il suffirait que j’étire le cou pour la voir, pour discerner sa silhouette gracile, toujours étendue par terre. Mais rien ne peut m’atteindre. Je me dis ce que tout le monde se dit lors d’un accident, que je ne connais pas la victime, que ça ne me concerne pas outre mesure. Le chauffeur finit par se rasseoir, ajuste son rétroviseur. Ça y est, je suis invincible. Je suis libre.