
Asiles : lieu où l’on peut se réfugier, se sentir en sécurité, ou perdre la tête
2. L’infestation (2/2)
Tout ne finit pas par rentrer dans l’ordre. Depuis le début de l’infestation, rien ne ressemblait à ce qu’on pouvait qualifier de normal. Les semaines passèrent et les insectes parvinrent à priver les êtres humains de tout moyen de subsistance en paralysant le secteur agroalimentaire sans toucher aux herbes ou aux arbres incomestibles à l’homme. Les initiatives de cultures en serres hermétiques, et même dans des grottes souterraines, connurent échecs après échecs. Inexplicablement, l’insecte réussissait toujours à s’infiltrer et à saccager fruits, fleurs, feuilles et racines. Les tentatives pour inoculer un virus au ravageur échouèrent sans exceptions. La production de cultivars transgéniques fit chou blanc. Dehors, des avions survolaient les champs, répandant à profusion des pesticides en aérosol qui n’avaient aucun effet sur les guêpes insatiables. Malgré la situation, des groupes environnementaux manifestaient dans les rues, furieux d’être les témoins impuissants de la destruction des écosystèmes par les produits chimiques.
Au cours de l’été, des émeutes et des guerres civiles éclatèrent lorsque les supermarchés épuisèrent leurs stocks. Les hécatombes se multiplièrent semaine après semaine. Le nombre de croisades au nom de la faim grimpa en flèche, des luttes pour les dernières conserves qui hantaient les étalages des magasins à grande surface. Au cœur du conflit, des vagues d’atroces pandémies firent surface, empirées par les misérables conditions sanitaires.
Peu à peu, les autorités se montrèrent plus discrètes jusqu’à ce que l’électricité, les médias, les services, les communications et l’économie devinrent des reliques d’avant la crise. On rompit le contrat social. On renonça aux règles de société désormais révolues pour s’en remettre à une nouvelle loi: chacun pour soi. Dans la ville, des bandes d’assassins et de pillards se formèrent, prêtes à tout pour mettre leurs mains sur des armes, de la nourriture, de l’essence ou des médicaments, et terrorisant les camps de survivants. En voyant s’éroder les fondations de la civilisation, force fut de constater qu’avec le ventre vide, l’homme retrouvait son instinct animal de survie.
Dans la métropole anarchique, Jack et Francesco partageaient désormais leur appartement avec Kevin et Mélanie. Il valait mieux être plusieurs. C’était plus sûr ainsi. Il y avait trois catégories de survivants : les plus forts, les plus intelligents, et ceux qui avaient de la chance. Le groupe de Jack s’inscrivait dans la troisième. Mais la chance et le hasard avaient leurs limites. Le groupe de quatre possédait un point commun. Aucun d’entre eux n’avait réussi à rejoindre les siens. La famille de Mélanie demeurait en France et les vols ou les bateaux – s’il y en avait encore – étaient supposément réservés aux ministres, aux ambassadeurs et aux émissaires dorénavant. Kevin avait perdu ses proches dans les épidémies. La dernière fois que Jack avait eu des nouvelles de son père, sa mère et sa petite sœur, ils étaient en voilier sur les Grands Lacs. La famille avait mis le cap vers Main Duck Island, une petite ile isolée et inhabitée dans le lac Ontario qui servait de colonie de pêche au début du 19e siècle. Des rumeurs circulaient à propos de havres épargnés par les insectes. Pourvu que Main Duck n’ait pas été touchée. Jack l’espérait profondément. Sans moyen de communication, il n’en aurait le cœur net que s’il parvenait un jour à y mettre le pied. Quant à Francesco, il refusait catégoriquement de parler des siens.
Au mois d’août, la civilisation d’avant la Première Émergence aurait aussi bien pu être un mythe, l’histoire d’un éden idyllique que l’on racontait aux enfants d’après les réminiscences des survivants. Au dernier bulletin de nouvelles, la population de la Terre avait été réduite à quatre ou cinq milliards selon les estimations de certains experts en démographie. Des croyants citaient les textes anciens, convaincus qu’il s’agissait d’une réédition de la huitième plaie d’Égypte. Un fléau divin. L’apocalypse. « C’était écrit! » répétaient-ils. « Comme des millénaires plus tôt, les insectes couvrirent la surface de toute la terre et la terre fut dans l’obscurité. Ils dévorèrent toutes les plantes de la terre et tous les fruits des arbres, et il ne resta aucune verdure aux arbres ni aux plantes des champs. »
Alors que la faim et la chaleur de l’été devenaient chaque jour un peu plus insupportables, la mutation se produisit. Un étrange phénomène de transformations génétiques reprogramma l’insecte. Un mutagène inconnu suscita une métamorphose pour que la guêpe adopte nouvelle proie. Un seul et unique animal: l’Homo sapiens. Après de violentes secousses sismiques, les guêpes femelles émergèrent du sol : de véritables monstres capables de découper un homme en pièces. Au cours des tremblements de terre, des dizaines de structures s’effondrèrent au point où la ville devint méconnaissable. Les survivants se barricadèrent chez eux. D’autres se regroupèrent dans les souterrains du métro, là où les insectes anthropophages ne s’aventuraient pas. Dès lors, l’être humain fut contraint à un mode de vie nocturne. Car dès que soleil se levait, des nuées de guêpes assoiffées de sang s’accaparaient les villes fantômes. Les essaims étaient parfois si denses que l’on ne voyait plus le ciel. Le jour leur appartenait. Et ceux qui s’aventuraient à l’extérieur lorsqu’il faisait clair étaient voués à un destin funeste.
3. Le mythe du havre (1/2)
Chaque après-midi, Jack se réveillait en espérant encore que les derniers mois n’avaient été qu’un mauvais rêve. Il savait très bien qu’il se trompait en entendant le bourdonnement assourdissant des guêpes agglutinées derrière les planches de bois clouées aux fenêtres. En respirant l’odeur fétide de la chair putréfiée dans les rues, les corps que les guêpes avaient déchiquetés. Alors il restait allongé. Il fermait les yeux pour essayer d’oublier. Mais ce genre de chose ne s’oubliait pas.
Après quelques minutes, Jack se leva et enfila une paire de jeans, une chemise à manches longues dont il retroussa les manches jusqu’aux coudes. Il contourna le lit de Francesco encore endormi pour se rendre dans la salle de bain où il fit sa toilette avec un seau d’eau de pluie à température ambiante. Dans le reflet du miroir, il vit que son visage avait maigri et ses joues se perdaient dans une barbe qu’il oubliait de raser depuis deux ou trois semaines. Devant ses yeux bleus endormis coulaient de longs cheveux bruns. Il se disait toujours qu’il allait les couper le jour d’après, mais il ne le faisait jamais.
Sa toilette terminée, il se rendit dans la chambre qui faisait office d’entrepôt aux murs couverts de tablettes. Sous une mince couche de poussière s’empilaient des aliments en conserves, des barres tendres, des pâtes sèches, du riz, du beurre d’arachide, du jus et des légumineuses déshydratées. Il choisit sa ration d’une conserve et l’apporta à table, où il l’ouvrit à la lueur d’une chandelle avec l’ouvre-boite. C’était la décision du groupe. Une conserve par jour. Pas plus. Le mois de septembre tirait à sa fin et le groupe devait prévoir en fonction de l’hiver pour maximiser ses chances de survivre.
17 h. Ou peut-être 18 h. Quelle importance? Le soleil se coucherait bientôt. Et les insectes disparaitraient pour la nuit.
L’appartement baignait constamment dans une faible clarté. Quelques rayons de lumière s’infiltraient par les interstices des planches de bois éclairant les particules de poussière en suspension. La table donnait sur le salon au fond duquel un vieux poêle à bois en fer séparait les lits de Jack et Francesco. Avant l’infestation, ils possédaient chacun leur propre chambre. À présent, l’une était devenue la chambre de Mélanie et Kevin, l’autre l’entrepôt. Sur les lits, parmi les tas de couvertures enchevêtrées et de vêtements épars trainaient des paquets de biscuits entamés.
Deux silhouettes sortirent de l’autre chambre pour déjeuner. Mélanie et Kevin. Ils allumèrent deux chandelles de plus. Juste assez pour discerner le teint pâle de Mélanie, ses yeux bleus et ses cheveux auburn attachés, les cheveux courts noirs de Kevin, son visage imberbe et ses yeux bruns. Leurs ombres projetées sur le mur étaient toutes aussi émaciées que celle de Jack. Kevin alluma le réchaud de camping et prépara du café – un luxe que le groupe se permettait une fois par semaine pour économiser le gaz propane – tandis que Mélanie revêtit une veste et s’en alla vérifier les cages sur le toit. Elle avait eu l’ingéniosité de disposer des cages d’oiseaux qui se refermaient lorsqu’un animal y pénétrait, appâté par des restes de nourriture. Parfois, il n’y avait rien. Parfois, elle revenait avec un écureuil ou un oiseau. Elle veillait toujours à bien cuire la viande, parfois un peu trop, espérant que cela suffirait pour éviter de tomber malade.
Une main s’étira de sous la montagne de couvertures du lit de Francesco pour rejoindre un paquet de biscuits sur le poêle à bois.
— Vide…grogna-t-il en lançant le paquet contre le mur.
Francesco bâilla exagérément pour bien laisser savoir qu’il était réveillé. Il rampa hors des couvertures avec son pull à capuche trop grand pour lui, tellement qu’il dissimulait son épaisse chevelure brune bouclée et ses yeux de la même couleur.
— Mezzo cappuccino avec crème fouettée, un soupçon de cannelle et de chocolat! s’exclama-t-il, feignant l’excitation en s’écrasant à table devant sa tasse de café noir. Où sont les paninis?
Son humour eut autant d’effet qu’une allumette pour éteindre un feu. Mélanie rentra bredouille de sa tournée des cages. Lorsque la cuillère de Jack racla le fond de la canne de conserve, il migra vers la table de travail un peu plus loin avec son journal de bord. Il aurait pu rester à table et discuter, mais quatre mois s’étaient écoulés depuis le début de l’infestation et le groupe avait fait le tour de tous les sujets de conversation qui leur était passé par la tête. Parfois, il leur arrivait de jouer aux cartes, mais souvent ils lisaient des livres en silence. Depuis la mutation, Jack avait entrepris pour deux raisons de tenir un journal de bord où il gardait des traces des évènements qui se produisaient chaque semaine. La première raison : cela le tenait occupé.
— Je ne peux toujours pas croire que tu fais ça, lança Francesco entre deux gorgées de café.
— Quoi? Le journal?
— Appelle ça un journal de bord ou un journal intime, Jack, ce n’est pas comme si quelqu’un allait lire ça un jour. Aux dernières nouvelles, plus de la moitié de la population de la Terre a disparu. Les gens sont tous morts de faim, d’insolation, de maladie ou à cause des guêpes. Mais bon, ce n’est pas moi qui va t’empêcher de pelleter des nuages!
La deuxième raison, il ne l’avait pas dite aux autres. Pas même à Francesco. À vrai dire, peut-être que Jack lui-même ne la comprenait pas tout à fait. Les autres avaient fini par accepter que le journal de bord soit devenu son rituel quotidien, qu’il s’agissait de sa façon de gérer l’omniprésence de la mort. Après tout, chacun avait sa méthode. En l’occurrence, Kevin parlait régulièrement à des membres de sa famille même s’ils n’avaient pas survécu aux épidémies. Et Mélanie pouvait passer des heures à regarder des photos de ses parents, de ses frères et sœurs, sans dire un mot. En son for intérieur, Jack se disait qu’un jour si quelqu’un trouvait ce journal, cette personne saurait que Jack Lawrence avait existé.
— Il fait noir dehors, observa Mélanie ce qui fit sursauter Jack perdu dans ses pensées. Allez chercher vos sacs à dos, on va voir si on peut trouver quelque chose à manger.
Il fallait trouver le plus de nourriture possible. Tout ce qui restait avait été oublié par des gens qui avaient fui la ville sans tout emporter avec eux, des gens qui étaient morts après la mutation, ou qui avaient été tués par des mercenaires et dont les réserves n’avaient pas encore été trouvées. Du moins, c’était ce que le groupe avait pu déduire.
Le jour, les insectes occupaient l’extérieur, volant comme des tourbillons désordonnés. Ils se heurtaient contre les immeubles et les voitures tellement ils étaient nombreux. Le bruit ressemblait vaguement au vacarme des voitures de course. Le soir venu, un silence lourd et immobile s’abattait sur la ville. Jack ignorait où les insectes se réfugiaient. Ils semblaient tout simplement s’envoler et disparaitre jusqu’au lendemain matin.
Vu de l’extérieur, le QG – c’était le nom que le groupe avait donné à l’appartement après l’infestation – paraissait bien ordinaire. Édifice en brique rouge éclairé par la lune, aux fenêtres soit défoncées, soit placardées, il ne conservait que quelques lézardes dans les murs comme souvenir des séismes. Heureusement, la fondation tenait le coup.
Le QG n’avait jamais été pris d’assaut par les gangs. On racontait qu’elles se tenaient plutôt proche de l’eau, proche des hangars du Vieux-Port de Montréal où les gens pêchaient encore. Si l’infestation avait ravagé les récoltes et les humains, elle avait en revanche épargnée les écosystèmes aquatiques. Mais il fallait défendre chèrement sa peau pour entretenir son privilège de pêche. Et le groupe de Jack n’était pas équipé pour faire face à ceux qui s’appropriaient le rivage.
L’automne dépouilla les arbres. Les feuilles recouvrirent les cadavres, les déchets et les mouches qui gisaient sur l’asphalte. Des voitures aux vitres défoncées étaient stationnées de travers. Certaines d’entre elles incendiées ou écrasées par des arbres tombés lors des tremblements de terre. Les fenêtres des édifices étaient condamnées de planches de bois pour la plupart. Il ne restait des parcelles de pelouses laissées à l’abandon que des herbes hautes poussant dans tous les sens. Comme quoi la nature se réappropriait tranquillement ce qui lui appartenait.
Le petit groupe connaissait bien la routine nocturne. Jack et Francesco prenaient les maisons d’un côté de la rue tandis que Mélanie et Kevin s’occupaient de celles de l’autre. Ils possédaient chacun deux lampes de poches qu’ils allumaient le moins possible pour éviter d’être vu et pour ne pas épuiser les batteries. Ils n’étaient pas les seuls à se livrer à l’exercice. D’autres cherchaient la même chose qu’eux. Et puisque chacun se trouvait en compétition pour sa survie, il valait mieux être aux aguets et garder ses distances avec les survivants inconnus.
— Tu sais ce que je mangerais aujourd’hui? chuchota Francesco en pénétrant le seuil d’une maison abandonnée sur la pointe des pieds.
— Quoi? répondit Jack tout bas en avançant sur le parquet de bois grinçant.
— Une bonne grosse poutine avec tout plein de fromage pour faire passer le cappuccino.
— Pffff…qui sait? Peut-être que c’est ton jour de chance.
La maison était vide. Tout laissait croire que les résidents étaient partis à la hâte. Peut-être se trouvaient-ils dehors lorsque la mutation avait eu lieu. Dans ce cas, ils n’auraient pas survécus pour rentrer chez eux. Il arrivait à Jack et Francesco de tomber sur des maisons habitées et dans ces cas là, ils procédaient simplement à la prochaine maison. Sur une carte, Jack notait les rues parcourues, les maisons fouillées, celles qui étaient habitées et celles qui étaient démolies à l’aide d’une légende de traits, de croix et de cercles.
— Jack! Viens voir ce qu’il y a dans ce garde-manger! On n’a rien trouvé de pareil ce mois-ci! appela Francesco débordant d’enthousiasme depuis la cuisine.
— Quoi? répondit Jack qui était monté vérifier les chambres au deuxième étage.
— Des ananas en canne, des clémentines, des fèves rouges! dit-il en tendant fièrement sa dernière trouvaille vers Jack qui arriva dans la cuisine. Et même une bouteille de vin! Je n’en crois pas mes yeux! Attends, c’est pas tout! Il y a presque l’équivalent d’un mois de nourriture au fond!
— Viens voir à l’étage. Tu comprendras.
Trois pièces se trouvaient en haut des escaliers. La première était une chambre d’enfant bleu pastel. Des jouets reposaient sur le plancher et des dessins au crayon de cire décoraient les murs. Sur le lit, quelques poupées et des livres à images avaient été oubliés. La seconde appartenait aux parents, avec des murs couleur crème, un grand lit, une commode et une télévision à écran plat. Les tiroirs recélaient encore de vêtements propres. Derrière la porte de la troisième chambre, la lame d’un long couteau de cuisine réfléchit le faisceau de la lampe de poche de Francesco. Derrière le couteau, deux corps immobiles dans la pénombre, un grand et un petit, gisaient dans une mare de sang coagulé. Un autre pendait au bout d’une corde.
— T’avais vraiment besoin que je voie ça? demanda Francesco en se pinçant le nez.
Jack s’avança en pointant le faisceau lumineux de sa lampe de poche vers le corps suspendu figé dans le temps. Sous le regard interrogateur de Francesco, il glissa sa main dans la poche du pantalon du pendu et en sortit un portefeuille. Dedans, il y avait une carte de banque, un permis de conduire, une carte d’hôpital, quelques billets de métro, des cartes d’affaires, des factures et quelques billets de vingt dollars. Aujourd’hui, ces papiers ne voulaient plus rien dire.
– Charles-Étienne Ferland